En ouvrant ce livre, c’est comme si vous poussiez la porte du Café de Flore à Paris. Dans un coin, un groupe est attablé et la discussion semble vive. Il y a là une dame aux cheveux tenus par un turban, un drôle de petit monsieur, pas très beau, la pipe en bouche, le plus bavard, un autre qui fume cigarette sur cigarette, un troisième qui paraît plus calme. En s’approchant quelque peu, ne vous étonnez pas : ils sont en train de se disputer au sujet d’un verre de cocktail à l’abricot. A les écouter, ce n’est plus un verre, ni même une chose, c’est un « phénomène ». Mais oui, vous êtes bien en face de Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Raymond Aron. Leur discussion s’enflamme, le monde existentialiste est convoqué ; Boris Vian, Merleau-Ponty, Husserl, Heidegger, Hannah Arendt, Kierkegaard, Simone Veil et bien d’autres.
Tout au long des pages de ce livre, l’auteure, Sarah Bakewell, nous fait pénétrer au cœur du courant philosophique et des principaux concepts à la base de l’existentialisme. Rien à voir avec un cours de philo ou une lecture encyclopédique, cela se lit comme un roman dont il est difficile de se défaire tant on en dévore les premières pages. Pas besoin d’avoir fait l’université pour comprendre et prendre part, au travers de l’histoire, aux débats qui ont construit la pensée de toute une époque, et qui reste d’une grande pertinence aujourd’hui.
J’ai rarement lu un livre aussi passionnant. En mettant en scène ces personnages, l’auteure nous prend par la main et nous emmène en voyage dans la pensée. Par son côté passionnant et abordable, cet ouvrage me fait penser à un autre roman philosophique – bien qu’il s’agisse d’une démarche différente – « Le monde de Sophie » de Jostein Gaarder.
« Au Café existentialiste » de Sarah Bakewell, aux éditions Albin Michel.
Ce matin, c’est en gare de Sedan que je me trouve afin de prendre le TGV en direction de Paris pour y participer à une conférence-débat consacrée au dialogue social européen. Il était un peu plus de 5h et la nuit s’égrenait encore lorsque j’ai pris la route depuis Bertrix pour rejoindre le Grand Est. Un peu de stress avant d’arriver, craignant de perdre du temps pour me garer, mais sur place, le parking est encore à moitié vide. Je suis à l’heure. La petite musique caractéristique de la SNCF retentit et mon train est annoncé.
Sur le quai, quatre ou cinq personnes patientent. Mais bientôt, les regards se font interrogatifs et je sens poindre chez les uns et les autres une certaine inquiétude. Le train serait-il en retard ?
De l’autre côté du quai, le chef de gare nous interpelle : le train n’est pas en retard… il est supprimé. Nous nous empressons de le rejoindre et les questions fusent autant que les complaintes. Le jeune homme, sympathique au demeurant, semble désolé mais bien démuni face aux demandes pressantes des voyageurs. C’est qu’il a appris cette suppression à l’instant et sans plus de précisions.
Dans le groupe, un jeune en survêt’, sac au dos, se montre particulièrement excédé. Pour lui, cette annonce tombe comme une condamnation. Sans emploi, il « monte » à Reims pour y passer un examen de recrutement. En retard, il ne sera tout simplement pas admis. Des mois qu’il attendait ce rendez-vous. La suppression du train aura pour douloureuse conséquence de reporter d’un an la chance de décrocher ce poste qu’il convoitait. En restant calme, il prend la peine d’expliquer la situation au chef de gare, sans lui en vouloir d’ailleurs, mais en exprimant son amère déception.
Le chef de gare saisit alors son téléphone pour tenter de trouver une solution, en faisant dépêcher un taxi sur place au plus vite. Malheureusement, il lui est répondu que cela ne sera pas possible. Ce matin, le constat se fait aussi froid que le climat : la chance se refuse à sourire.
Se confondant en excuses, le chef de gare, déconfit, redirige les voyageurs restants vers un autre train, qui arrivera dans un peu moins d’une heure.
Sur le quai, un train aux portes closes est en attente. Le chef de gare me rejoint alors et nous entamons la conversation. Cette situation est-elle fréquente ? Sa réponse est sans équivoque : oui. « Cela arrive souvent. Des trains sont supprimés et la SNCF ne prend même pas la peine de nous en avertir. À nous ensuite de gérer comme on le peut le mécontentement des voyageurs… » En quelques mots comme autant de soupirs, on devine là toute sa démotivation. Sa déception aussi. D’ailleurs, sa« petite gare de Sedan », il pressent qu’elle ne tardera pas à être fermée. Désormais, à la SNCF, c’est la rentabilité et le business qui comptent ; la notion de service au public s’est, semble-t-il, perdue en chemin…
C’est écrit, « Ils vont supprimer les petites lignes. », ajoute-il, dépité. Comme si la France s’arrêtait après Reims. Passé Charleville, c’est le bout du monde. Une région oubliée. « Les grèves, on en a fait plusieurs ! Mais, vous savez ici, ce n’est pas comme en Belgique… Il n’y a pas assez de syndiqués, puis faire grève, ça coûte cher et on ne peut pas se le permettre. Avec 1600 € par mois, les primes, les services qui commencent très tôt ou se terminent très tard, on en vient à se demander pourquoi on travaille… »
Cet employé de la SNCF habite à quelques dizaines de kilomètres de là. Dans la région, la plupart des entreprises ont mis la clé sous la porte. Une alternative lui a bien traversé l’esprit : partir. « Peut-être, mais il faudrait vendre la maison et dans le village, elles sont déjà nombreuses sur le marché. J’ai contacté une agence immobilière il y a six mois… Six mois sans la moindre offre. »
Il m’explique aussi combien la vie est difficile au village. Depuis que les entreprises du coin ont fermé, de nombreux habitants vivent du RSA, le revenu minimum. Et, malgré son travail, au bout du mois, il ne lui reste guère plus qu’eux. Ces autres « qui ne font rien et qui, en plus, font du bruit »… Des comportements qui dérangent.
La fracture sociale ne sépare pas les très riches des très pauvres, non : il n’y a pas de riches ; il y a d’un côté ceux qui sont exclus de la société et se débrouillent avec leurs allocations et de l’autre, ceux qui partent travailler chaque jour avec la peur de perdre leur job. Le village est comme coupé en deux.
Dans le train, je préviens les organisateurs de la conférence de mon retard, mais mon esprit est resté à quai. Dans cette scène de vie quotidienne, il y a toute la désespérance. Celle de ces jeunes qui ont envie de vivre et de travailler au pays et cherchent inlassablement un job, celle d’une région rurale qui se sent oubliée, et puis celle des voyageurs dont les trains ne passeront bientôt plus, et des agents de la fonction publique qui, bien que convaincus de la plus-value de leur mission de service à la population, se retrouvent seuls et démunis face aux utilisateurs mécontents.
Des villages de France où, comme à d’autres endroits que l’on connait, les moins privilégiés s’opposent aux plus pauvres, car la paupérisation des territoires rend le quotidien et la vie commune de plus en plus pénibles.
L’on s’étonnera encore de la montée de forces rétrogrades comme l’extrême droite, mais nous aurons beau y opposer de beaux discours depuis Paris ou Bruxelles : le nécessaire renforcement de la démocratie gangrénée par les « populismes » n’aura de sens que lorsqu’on se penchera sur ces territoires trop longtemps délaissés, et que l’on cessera de sacrifier le service public sur l’autel de la compétitivité.
Dimanche 4 mars, les Italiens ont voté en nombre (plus de 70% des citoyens se sont déplacés) pour exprimer leur voix et aussi faire entendre leur mécontentement. Car, en effet, les résultats ne trompent pas : le Movimento 5 Stelle, antisystème et hétéroclite, arrive en tête et fait mine d’incarner le renouveau politique malgré les frasques de certains de ses membres, tandis que la Lega de Matteo Salvini, parti nauséabond d’extrême droite qui clame « Les Italiens d’abord » dès qu’est prononcé le mot « migrants », fait un résultat supérieur à Forza Italia, le parti de l’inoxydable – bien qu’inéligible – Silvio Berlusconi. La gauche paie l’addition salée de l’insatisfaction. Jamais Matteo Renzi, ancien président du Conseil et chef de file du Parti démocrate (PD), n’a réussi à redresser la situation socio-économique italienne. Il incarnait un vent nouveau et n’a eu de cesse de doucher les espoirs de ses concitoyens (en écrivant ces lignes, on ne peut s’empêcher de penser à l’actuelle désillusion de nombreux Français vis-à-vis d’Emmanuel Macron). Un Italien sur deux estime en effet que sa propre situation s’est aggravée durant ces deux dernières années.
Les Italiens sont désabusés. Ils se sentent abandonnés non seulement par leurs propres dirigeants, mais aussi par l’Europe, qui n’est pas parvenue à imposer une solution équitable à la gestion des flux migratoires.
C’est qu’en Italie, cette question est particulièrement aiguë. Elle a alimenté la campagne électorale dans un climat délétère. Alors qu’en 2013, le sujet de l’immigration était majeur pour 5% seulement des électeurs, il l’est aujourd’hui pour 30% d’entre eux. Et pour cause : près de 700.000 migrants ont depuis débarqué sur les côtes italiennes (majoritairement des migrants économiques arrivant d’Afrique par les côtes libyennes et la Méditerranée).
L’échec de la Commission européenne par rapport aux quotas imposés de réfugiés – idée vigoureusement combattue par les pays de l’Est – a pesé sur les élections italiennes, masquant même les élans de solidarité des citoyens qui, rapidement, se sont sentis dépassés. En l’espèce, en fermant leurs portes comme on dirait « Tirez votre plan avec vos migrants », la France et l’Autriche n’ont certainement pas aidé…
Il a alors suffi aux partis de droite et europhobes de souffler sur les braises ; au Nord, inquiété par les flux migratoires, et au Sud, en retard économique, pour exacerber le sentiment de peur instillé depuis des années dans la population italienne.
Ensuite, on aurait tort de placer les enjeux socio-économiques au second plan. L’Italie est certes la troisième économie de la zone euro mais, bien qu’elle renoue doucettement avec la croissance, elle souffre toujours de la désindustrialisation amorcée dans les années ’70, d’une dette colossale et d’un chômage conséquent qui frappe particulièrement les jeunes (dont plus de 120.000 émigrent chaque année !).
Les réformes du marché du travail initiées par Renzi en 2014-2015 – notamment le Jobs Act – ont échoué et n’ont franchement rien à « envier » aux contrats de travail précaires mis en œuvre en Allemagne.
En s’exprimant durement mais démocratiquement, les Italiens nous envoient un signal et nous renvoient un constat d’échec, prouvant aussi que les fervents défenseurs du Brexit n’ont pas emporté avec eux le sentiment antieuropéen (NB : seulement 56% des Italiens voteraient aujourd’hui pour un maintien de leur pays au sein de l’Union européenne. Europe qu’ils ont, du reste, largement contribué à créer).
Ce délitement de la social-démocratie n’est pas l’apanage de l’Italie et la droitisation extrême de divers gouvernements tient aussi à la responsabilité des forces conservatrices qui ont validé certaines compromissions. Ainsi, sur la photographie de l’Europe actuelle figurent l’illibéralisme de Viktor Orbán en Hongrie, le gouvernement conservateur polonais mené par le PiS, le gouvernement autrichien de Sebastian Kurz auquel est associé le FPÖ, parti d’extrême droite, et d’autres formes d’autoritarismes inquiétants en Bulgarie et, aux portes de l’Union, en Serbie et en Turquie.
Le temps de l’alliance de convenance entre centre gauche et centre droit pour diriger les institutions européennes a vécu.
Quelle solution apporter face à ce désenchantement manifeste et – faut-il l’admettre – légitime ?
Faisons de l’Europe sociale autre chose qu’un vœu pieu !
La formule parait éculée tant elle a pris, ces dernières années, des allures de monstre du Loch Ness, que l’on voyait ressortir opportunément à l’occasion. Et pourtant. Le mal de l’Italie comme du projet européen se situe bien là. Le réflexe pavlovien de bétonner les frontières ou, à tout le moins, de focaliser son attention sur celles-ci est révélateur. Lorsque l’organisme est affaibli, on n’a pas envie de se découvrir… Ajoutez à cela le fait qu’en Italie la migration se double, sans qu’elles ne soient liées, d’une émigration (les jeunes s’en vont car ils n’ont pas de travail) et vous obtiendrez le cocktail détonnant servi aux citoyens sur un plateau par les populistes.
Pour l’Italie comme pour les autres pays du Sud de l’Europe, la solution réside plus qu’en toute autre chose en un renforcement des systèmes de protection sociale et en une revitalisation de l’emploi, avec une exigence de qualité. Non seulement l’Italie souffre de voir ses forces vives quitter la péninsule, mais elle a, de plus, désinvestit des champs aussi porteurs que la recherche et le développement ; la faisant dès lors dépendre de l’extérieur.
La tâche dépasse largement les bords de la méditerranée, c’est pourquoi l’Union européenne a un rôle crucial à jouer. Si l’Europe ne parvient pas demain à être un tout supérieur à la somme de ses parties, si l’Europe ne peut redevenir rapidement un modèle social exemplaire aux yeux du monde et un acteur de première ligne s’exprimant d’une seule voix face aux autres puissances, alors nous assisterons à sa désintégration progressive et reviendrons aux pré-carrés nationaux, pourtant très inadaptés à un monde globalisé.
Pour l’heure, Rome doit composer avec une équation pour le moins compliquée et nul doute que la maestria politique du Président de la République doit aider à la formation d’un gouvernement stable. Après l’extrême populisme, les promesses irréalistes et les invectives qui ont miné la campagne, le bon sens doit faire son retour. Pour le fréquenter au sein du Parlement européen, le Movimento 5 Stelle peut se révéler déroutant, mais il n’est pas impossible de travailler avec ses membres. En réalité, sa ligne politique ne semble pas arrêtée et tient davantage au marketing, aussi pourrait-on espérer qu’elle emprunte cette fois la bonne voie. Malheureusement, la récente gestion calamiteuse de Rome ne plaide pas en leur faveur.
Sans l’Italie, le moteur franco-allemand de l’Europe aura des ratés. La situation est grave mais pas désespérée. Mais pas plus en Italie qu’ailleurs il n’y a de botte secrète. Pour autant, les dirigeants européens, qu’ils soient à la Commission ou représentent leur pays à la table du Conseil, doivent tous se montrer responsables, ambitieux, mais aussi fermes quand il le faut (n’en déplaise au groupe de Visegrád, l’Union européenne comporte des droits mais aussi des devoirs !). Moins que le prix de l’optimisme, c’est celui du salut de l’Europe.