Claude Rolin est un syndicaliste. Il a été Secrétaire général de Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) et a siégé au Comité directeur de la Confédération des Syndicats Européens (CES). Entre 2014 et 2019, il a, comme député européen, été vice-président de la Commission Emploi et Affaires sociales. Licencié (master) en Politique économique et sociale, il préside actuellement la mutualité chrétienne walonne et Bruxelloise (soins de santé) et est membre du Comité Economique et Social Européen.
S’il est une chose que l’on ne peut pas reprocher à Donald Trump, c’est de
cacher son jeu. Il suffit de l’écouter pour connaître ses intentions. L’Union
européenne, c’est son ennemi, il lui a déclaré la guerre économique, a soutenu
les Brexiter ou pense comme l’illibéral Orban.
Cette semaine, lors du Forum économique de Davos il a précisé sa pensée en
évoquant la négociation d’un éventuel accord commercial avec l’Union européenne
« Si nous ne pouvons pas conclure (…), nous devrons mettre une taxe de 25%
sur leurs voitures ». Il continue en déclarant « Je voulais en avoir
fini avec la Chine. Je ne voulais pas m’occuper de la Chine et de l’Europe en même
temps »[i].
Il est exact que la balance commerciale de l’UE est positive vis-à-vis des États-Unis,
mais est-ce une raison pour céder au chantage agressif et vulgaire du guerrier
Trump ? Nous avons pu faire reculer l’idée d’un TTIP mais le voilà qui revient
sous la forme de plusieurs accords commerciaux dont l’un porte sur la
reconnaissance mutuelle des normes. Pour rappel, la question des normes n’est
pas qu’une question économique, elle est aussi sociale et culturelle. Elle repose
sur une conception de la société, notre conception du bien-être.
Il ne peut être question de ramper devant les diktats d’un président américain qui est convaincu que la politique doit se résumer à la gestion d’un empire immobilier. Pour lui, tout est bon, mépriser les femmes, se moquer de l’avenir de la planète, déstabiliser le monde avec ses agressions militaires, soutenir les faucons israéliens ou l’extrême droite… Négocier avec un révolver sur la tempe, ce n’est pas négocier.
La semaine dernière, le Parlement européen aurait dû se prononcer sur la mise en place de la nouvelle Commission. Il n’en fut rien car trois commissaires doivent encore être désignés. La nomination des commissaires européens est un processus démocratique dont la plupart de nos gouvernements nationaux devraient s’inspirer. Contrairement à ce que certains pouvaient penser, les auditions auxquelles doivent se soumettre les candidats sont tout sauf une formalité. C’est une réelle épreuve à laquelle ils doivent se soumettre en démontrant leur parfaite intégrité ou l’absence de conflit d’intérêts ainsi que leur capacité à maîtriser les dossiers dont ils auront la charge.
Que trois candidats aient été refusés par le Parlement
européen n’est certainement pas anodin, mais cela ne devrait pas provoquer
autant de réactions polémiques. C’est simplement le signe du bon fonctionnement
d’un processus démocratique.
En revanche, ce qui est étonnant, ce sont les réactions
provoquées par l’échec de la candidate présentée par la France. Les grandes compétences
de madame Sylvie Goulard ne peuvent certainement être mises en cause et comme
députée européenne elle a fait preuve de son engagement européen. Ce n’est donc
pas cela qui a conduit à son éviction. Cependant, il était difficilement
imaginable qu’après avoir été contrainte à démissionner de ses fonctions de ministre
de la Défense pour, notamment, un soupçon d’utilisation abusive d’assistants
parlementaires, le Gouvernement présente sa candidature comme commissaire.
L’Union européenne devrait-elle être moins rigoureuse que l’État
français ?
Le mépris pour le Parlement
Les principales raisons de l’échec de cette candidature ne
sont pas à chercher du côté des compétences de madame Goulard, ni même sur les
dossiers instruits à son encontre et sur lesquels elle devrait pouvoir
prétendre à la présomption d’innocence. La raison doit en être imputée à la
stratégie du président français qui a clairement montré sa méconnaissance du
fonctionnement du Parlement européen, mais surtout son mépris pour l’assemblée
des représentants des peuples européens.
Lors du précédent scrutin, le Parlement européen avait obtenu
une victoire importante en imposant le système des « Spitzenkandidaten [i]» comme un premier pas vers une plus grande
légitimité démocratique du président de la Commission. Le président Macron, à
juste titre, avait soutenu l’idée qu’une partie des députés devaient être élue
sur une circonscription européenne. Il s’est appuyé sur cet échec pour
s’opposer au système des « spitztenkandidaten » allant même jusqu’à
mettre en cause les compétences du candidat du PPE estimant, outrage suprême,
qu’il ne parlait pas le français. Le parlement mis hors-jeu, le terrain s’offrait
tout entier aux négociations entre chefs d’État.
De son côté, la tête de liste de la REM, madame Loiseau, est
parvenue en quelques jours à se mettre à dos de nombreux acteurs de son propre
groupe politique en se montrant méprisante lors d’une interview dont elle
espérait qu’aucun élément ne fuiterait.
Cousu de fil blanc
Dans ce contexte, il ne fallait pas être grand clerc pour penser
que la candidature proposée par Macron allait poser problème. Finalement, tout
ceci était très prévisible et ne mériterait pas que l’on y revienne s’il n’y
avait eu les réactions du président français. Celui-ci n’a pas tardé à exprimer
son courroux et son incompréhension. La première fautive était madame Van der
Leyen qui avait choisi Sylvie Goulard dans la liste de trois candidats remis
par Macron. Manque évident de courtoise et de diplomatie, mais pourquoi donc
avait-il glissé ce nom s’il pensait qu’il pouvait y avoir un souci ?
Mais le plus révélateur se trouve dans la suite de ses
déclarations. Comment était-il possible qu’après avoir reçu un hypothétique coup
de fil de la future présidente de la Commission les présidents des groupes
politiques n’avaient pas intimé l’ordre à leurs députés d’opiner en silence à
ce qui leur était proposé. Les parlementaires seraient-ils juste là pour
exécuter les ordres donnés par le président de leur groupe
politique ? Cet épisode pose une
question cruciale qui est celle de la place et du rôle des parlementaires. Des
acteurs d’une démocratie vivante ou des presse-boutons au service d’une logique
particratique ?
Rendre sa place au parlementarisme
Dans un moment où la démocratie représentative est questionnée,
où de nombreux citoyens ne se sentent plus représentés légitimement, il est
nécessaire de revivifier la démocratie en inventant de nouveaux processus
participatifs et délibératifs comme les panels citoyens. Mais n’est-il pas
tout aussi urgent de rendre sa place à l’institution parlementaire ?Si
le rôle des parlementaires doit se résumer à être aux ordres de chefs de
partis, autant ne plus réunir que ces derniers, chacun étant porteur d’un
nombre de votes proportionnels aux résultats des élections.
Il appartient aux exécutifs de s’assurer d’un soutien suffisant
de la part des représentants du peuple ? Cela passe par l’écoute et la
délibération.
Certains défendent l’idée que sans la discipline de groupe il
ne serait plus possible de gouverner. C’est oublier que la démocratie est, par
essence, marquée du sceau de l’indétermination.
Inconfortable, certainement, mais c’est le prix à payer pour la vitalité
de nos démocraties.
Relever les défis sociaux et climatiques
Si la future présidente de la Commission veut pouvoir
s’appuyer sur une plus grande stabilité du Parlement européen elle aurait tout intérêt
à ne pas se contenter du seul soutien des groupes démocrates-chrétiens, socio-démocrates
et libéraux. Elle aurait tout intérêt à laisser la place qui lui revient au
groupe des verts d’autant plus que
l’avenir de la construction européenne dépend de sa capacité à relever les
défis sociaux et climatiques.
La semaine prochaine, le Parlement européen devrait élire la prochaine Présidente de la Commission européenne. Pas gagné pour Madame Von Der Leyen. le Parlement pourrait exiger d’être respecté.
À la suite du dernier scrutin européen, les commentateurs se sont joyeusement questionnés pour savoir qui de Madame Merkel ou de Monsieur Macron avait gagné. L’analyse permet le doute, par contre, il n’y en a pas pour savoir qui est le perdant. Le perdant, c’est la démocratie européenne.
Au lendemain des élections, il
s’agissait de désigner ce que l’on appelle communément les
« topjobs » européens. À savoir, la présidence de la Commission
européenne, la présidence du Conseil européen, celle du Parlement ainsi que
celle de la Banque centrale européenne et de la haute représentation pour les
affaires étrangères.
Le Président de la Commission, appelé à succéder à Jean-Claude, Juncker occupera une fonction dont l’importance peut être assimilée à celle d’un chef de gouvernement même s’il est contraint à construire son équipe avec les Commissaires proposés par les États membres.
Les «Spitzenkandidaten »
Le Traité précise que le Conseil
européen doit, en tenant compte du résultat des élections européennes et après
avoir procédé aux consultations appropriées, proposer au Parlement européen un
candidat à la fonction de Président de la Commission européenne.
En 2014, le Parlement européen,
se basant sur une recommandation de la Commission européenne visant à renforcer
la formation d’une conscience politique européenne et la participation des
citoyens, avait pu imposer que le président de la Commission soit désigné en
fonction du résultat des élections européennes. Le Président de la Commission
devant être la tête de liste de la liste européenne (le «Spitzenkandidat ») arrivée
en tête. C’est sur cette base que Jean-Claude Juncker a été présenté et élu.
L’opposition de Macron
En 2019, la même procédure devait
être appliquée et la majorité des partis politiques ont présenté leur tête de
liste à l’exception notable des libéraux qui, suivant la volonté du Président
français, se sont inscrits contre la procédure, expliquant qu’elle ne pouvait être
valide en l’absence d’une circonscription européenne. Argument qui peut
être retenu si l’on omet de dire qu’il permet de masquer l’échec de Macron à imposer
sa candidate au groupe des libéraux et démocrates. Elle a d’ailleurs pu
expliquer en « off » tout le bien qu’elle pensait de ses collègues.
Les débats entre présidents ont
été organisés, mais avant même le résultat des élections, Monsieur Macron s’est
opposé à l’éventualité de la candidature du candidat du PPE, l’allemand Manfred
Weber. La raison invoquée n’était pas la ligne trop droitière du PPE, mais
simplement que son candidat ne maîtrisait pas la langue française.
Il aura fallu passer par un nouveau sommet de la dernière chance pour que les «top jobs» européens soient attribués. Au final, comme l’écrit dans un tweet le journaliste Jean Quatremer, « c’est jeu, set et match » pour Emmanuel Macron. Non content d’avoir liquidé la perspective d’une présidence européenne soutenue par une élection démocratique impliquant les citoyens (même si celle-ci restait limitée et critiquable) il parvient à imposer ses femmes et ses hommes, qui nonobstant leurs qualités certaines, lui seront redevables de leur nomination. En quelque sorte, ces nouveaux princes seront les vassaux du Roi-Soleil.
Ce faisant, Emmanuel Macron
semble avoir fortement contribué à la mise en place d’une équipe qui ne
manquera pas d’amplifier les orientations libérales, voire ultralibérales qui
lui sont chères. Mais ce qui laissera probablement le plus de traces, c’est
l’arrogance et la brutalité dont il a fait preuve. Comme l’évoquait sur les
ondes de RCF le directeur du bureau bruxellois de « Confrontation
Europe », Edouard Simon, « c’est le retour d’une France bonapartiste,
une France qui pense l’Europe comme une France en grand, une France qui n’a pas
encore appris les vertus de l’altérité ».
L’intergouvernementalité
reprend les rênes.
Ce nouvel épisode démontre à
souhait que le projet d’une Europe démocratique est loin d’être achevé. Nous
avons assisté à un grand marchandage où le jeu des fonctions a pris la place du
débat sur les grands défis que doit relever l’Union européenne. Tout au plus,
avons-nous une Union européenne, terrain de jeu des États-nationaux. Pourtant,
ce dont les citoyens européens ont besoin, c’est de pouvoir croire en l’avenir.
Ils attendent de l’Union européenne qu’elle réponde à leurs préoccupations, à
l’emploi, à la protection sociale, à la lutte contre la fraude et l’évasion
fiscale, à la fin du dumping social, à la mise en place d’une véritable
politique migratoire européenne ou encore aux réponses à apporter au défi
climatique.
Année après année, le Parlement européen
a gagné en importance. D’un simple organe consultatif, il est aujourd’hui, au
travers de la procédure de codécision, impliqué dans la majorité des
législations européennes. Avec la liquidation du système des
« spietzenkandidaten » le Parlement européen vient du subir un revers,
il est, en quelque sorte, renvoyé à ses études en espérant qu’il se limitera à
produire des avis et à ne plus perturber le fonctionnement des États nationaux.
Le couple franco-allemand restera au
centre du jeu en considérant comme matière d’appoint les plus petits États.
Cette évolution est une réelle
menace pour la construction d’une Europe comme un espace de démocratie
transnationale. Valéry Pratt dans un récent article évoquait l’opposition de
Jürgen Habermas à ce qu’il appelle « un fédéralisme post-démocratique
de l’exécutif », soit la collusion des intérêts stratégiques entre la
Commission et le Conseil au détriment des citoyens, des peuples et du Parlement,
soit la chaîne de légitimation démocratique[i].
Reprendre le combat pour une
Europe sociale.
Les dirigeants européens resteront-ils
longtemps sourds aux expressions de la crise de la démocratie représentative
dont la montée des populismes n’est, comme l’affirme Christian Godin[1],
que le produit et le symptôme de la crise de la démocratie représentative ?
Allons-nous longtemps rester aveugles face aux dégâts d’un libéralisme débridé
qui nie les enjeux sociaux et environnementaux ? Dans les prochains jours, le Parlement européen
sera appelé à voter sur la proposition du Conseil. Il est clair qu’il est placé
dans une situation où l’on ne voit pas quel sera son espace réel de manœuvre. À
espérer que cette séquence le rende plus combatif pour imposer aux États une Europe
plus proche des citoyens, une Europe non pas au service des marchés, mais au
service des populations, une Europe sociale.
Valery Pratt « Cosmopolitisme, constitutionnalisation du droit international et construction européenne chez Habermas » in Citès n° 78/2019 00
Christian GODIN « Le populisme faute de peuple » in Cités n° 77/2019
C’est avec une large majorité que le Parlement européen a voté la révision de la directive relative au détachement des travailleurs. Ce vote marque une volonté de mettre un terme à la concurrence induite par les différences de coûts salariaux. Le dumping social est un véritable fléau qui touche de nombreux secteurs et mine les fondements de l’Union européenne.
Le texte adopté prévoit l’élargissement de la notion de rémunération. Celle-ci ne se limitera plus au salaire minimum mais intégrera l’ensemble des éléments constitutifs de la rémunération comme les primes ou les barèmes en vigueur. Autre avancée, la prise en compte des conventions collectives qui seront applicables aux travailleurs détachés.
Cette révision était attendue depuis des années. La Commission avait dû retarder sa proposition pour ne pas interférer dans le choix des Britanniques sur le Brexit. Durant plus d’un an et demi, les deux co-rapporteures du Parlement européen, la Française Élisabeth Morin-Chartier et la Néerlandaise Agnes Jongerius ont patiemment construit une position largement soutenue par le Parlement européen; ce qui leur a permis d’entrer en négociation avec les États membres représentés au Conseil.
Le résultat de cette négociation est quelque peu en retrait de la position initiale dans la mesure où sont exclus de la directive la sous-traitance et le secteur du transport. Ce dernier est actuellement abordé dans les discussions relatives à ce que l’on appelle le « Paquet transport ».
L’un des grands mérites de ce compromis est d’avoir réussi à éviter une confrontation entre les « anciens » pays et les nouveaux. J’en tiens pour preuve la position des organisations syndicales des pays faisant partie du groupe de Višegrad. L’ensemble de ces organisations, au même titre que la Confédération européenne des Syndicats, soutient ce texte et a appelé les parlementaires à voter positivement.
Il est clair que cette révision ne va pas solutionner l’ensemble des problèmes, mais elle va dans le bon sens: celui de la convergence sociale. Il faudra tout d’abord que la directive soit rapidement transposée dans les législations nationales et, surtout, que les États membres renforcent les mécanismes de contrôle. Les services nationaux d’inspection du travail doivent disposer de suffisamment de moyens humains et techniques pour mener à bien leur mission. Enfin, la création d’une « autorité européenne du travail » devrait constituer l’embryon d’une inspection sociale à l’échelon européen.
Dans un espace comme l’Union européenne, la mobilité des travailleurs est une richesse. Elle doit être garantie pour tous. Par contre, celle-ci ne peut donner lieu à une dérégulation des marchés du travail en mettant en concurrence les travailleurs salariés entre eux.
Le dumping social ne peut être combattu qu’en évoluant vers une convergence sociale européenne. Il faut avancer vers une plus grande harmonisation de la protection sociale et des niveaux salariaux.
Enfin, il faut combattre la raison première du dumping social: les États qui « exportent » une main d’œuvre bon marché sont ceux qui ne voient pas d’autres possibilités pour rattraper leur retard de développement économique. Lors du dernier grand élargissement, l’Union européenne n’a pas suffisamment épaulé ces pays. Il aurait fallu mettre en place un véritable plan Marshall afin de soutenir le développement économique et social des nouveaux pays grâce à une croissance endogène. Cela aurait permis une plus grande convergence de nos économies. Il n’est jamais trop tard, aussi faudra-t-il doter l’UE d’un budget ambitieux permettant de mener des politiques à la hauteur des défis européens.
Nos démocraties traversent une crise profonde qui, comme l’écrivait le philosophe italien Antonio Gramsci, est un moment où « le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à apparaître ». Cet espace de transition est chargé de crainte et d’espoir. La crainte du pire, symbolisée aujourd’hui par la montée en puissance de formations politiques anti-démocratiques et de gouvernements illibéraux (Orbán en Hongrie, Erdogan en Turquie ou encore Trump aux États-Unis). Mais aussi l’espoir d’un approfondissement de nos démocraties comme en témoignent les aspirations fortes à plus de représentation du peuple. C’est ce qui sous-tend notamment les revendications en faveur de referendums, les pétitions, ou encore la mise en place de panels citoyens. Dans une même optique, les plaidoyers en faveur de plus d’égalité et de prise en compte de grands enjeux comme celui du climat répondent à ce besoin d’être davantage écouté. Les actuelles manifestations des étudiants exhortant les représentants politiques à mieux répondre aux défis environnementaux en sont une démonstration des plus réjouissantes.
Il est devenu évident que nos démocraties doivent être consolidées. Il n’est plus possible de se contenter uniquement de l’expression des citoyens au travers des élections et de la désignation de représentants siégeant dans les différents niveaux de pouvoirs. Des réponses concrètes doivent être apportées à cette demande d’implication continue.
Longtemps, les partis politiques ont pu représenter les intérêts de catégories entières de la société. Aujourd’hui, ils sont perçus comme des outils inadéquats car réduits à l’occupation du pouvoir et à leur volonté de capter l’électorat comme une entreprise commerciale tente de se positionner sur base d’études de marché.
Les logiques de court terme qui rythment le monde économique ont contaminé le monde politique. Il se trouve contraint d’articuler ses stratégies au gré des sondages et d’élections. Pourtant, les grands enjeux auxquels nous sommes confrontés appellent des réponses à long terme. C’est notamment le cas des questions environnementales, de l’évolution démographique, mais aussi des migrations, du développement des inégalités et de la pauvreté. À cela s’ajoute l’impact en partie méconnu des évolutions technologiques sur nos vies et même sur la démocratie.
Les nouvelles technologies ont d’ailleurs déjà une importance significative. Elles façonnent même nos comportements. À peine ai-je désiré quelque chose qu’en quelques clics, c’est commandé et tout bientôt livré. Twitter incite les citoyens, voire certains chefs d’État qui en font leur seul créneau d’expression, à une limitation de la pensée à 140 signes. De même que notre culture du débat semble réduite à un raisonnement binaire du type « Je like / Je ne like pas ». Et les algorithmes de limiter le champ de nos interactions en nous proposant en priorité des arguments qui nous confortent nos propres certitudes.
Face à des questions complexes, nous ne pouvons nous contenter de répondre par « oui » ou « non ». Nous ne pouvons apprécier le monde sans nuances au travers d’un prisme manichéen. Nos démocraties doivent devenir plus représentatives mais surtout plus délibératives. Cette exigence réclame le développement des outils d’Education Permanente où les citoyens sont amenés à comprendre, à juger et, surtout, à définir comment ils peuvent devenir collectivement des acteurs de changement.
Cela impose aussi aux gouvernants de sortir de postures jupitériennes et de la vision de gouvernant en prise directe avec des citoyens individualisés et isolés. Pour rendre tout son sens aux mécanismes d’intermédiation sociale, il faut impliquer les partenaires sociaux, mais aussi les associations, les ONG et les divers collectifs désireux de s’impliquer dans les débats démocratiques. C’est là une voie indispensable pour permettre de rassembler les revendications, construire le vivre ensemble et favoriser la cohésion de nos sociétés.
Répondre au désenchantement démocratique impose de repenser nos modes de représentation et de rendre aux mécanismes d’intermédiation sociale leur place pleine et entière. Les outils d’Éducation permanente sont autant de clés indispensables à la formation d’opinions capables d’intégrer la complexité des enjeux.
Des mouvements comme celui des Gilets jaunes démontrent à l’envi que de nombreux citoyens ne se sentent pas reconnus, voire méprisés par ce qu’ils perçoivent comme les « pouvoirs ». Combattre le mépris demande de la reconnaissance. De la reconnaissance en tant citoyen et, plus largement, en tant que personne. C’est en donnant toute sa place à l’Autre que nous serons en mesure de réenchanter les démocraties.
Opinion publiée dans le magazine « POUR » le 4 février 2019
La question des risques sociaux et celle des risques environnementaux sont intimement liées. Elles se croisent aujourd’hui au sein des « gilets jaunes ». Cette colère a pris sa source à l’aune de la hausse de la taxe sur le carburant, mais celle-ci est, semble-t-il, la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le mouvement entend aussi dénoncer une baisse pouvoir d’achat et atteste de l’affaiblissement des mécanismes d’intermédiation sociale. De nombreux citoyens se sentent délaissés dans ce monde globalisé où le pouvoir échappe aux acteurs « lambda » qu’ils soient politiques ou sociaux.
Nos sociétés d’après-guerre se sont édifiées sur un compromis social : celui d’un marché libre compensé par des dispositifs collectifs, le droit du travail et la protection sociale. Aujourd’hui, ce compromis est remis en question. L’affaiblissement structurel des dispositifs collectifs a pour conséquence d’isoler les individus, en particulier les salariés, les précarisés mais également les classes moyennes.
L’Europe sociale se fait attendre
L’Europe sociale serait-elle, comme dans les légendes, le trésor censé se trouver au pied de l’arc-en-ciel : plus on croit s’en rapprocher, plus il s’éloigne ? Le progrès social semble être devenu une cible hors de portée.
Petit retour au berceau de l’Europe sociale pour en comprendre l’évolution. Bien avant la naissance de l’Union européenne, les solidarités se construisaient au départ des familles, sur base clanique, à l’intérieur de la cité puis au-delà. Avec l’industrialisation, les revendications sociales se sont fait jour dans les ateliers tout d’abord jusqu’à atteindre ensuite le niveau des États-nations. Cela explique que les matières sociales soient encore aujourd’hui des compétences nationales, en grande majorité.
Dans l’immédiate après-guerre, la prise en compte du « social » s’est axée sur la volonté de reconstruire rapidement l’économie européenne, dans une vision libérale (économiquement et politiquement) et la crainte d’une contamination communiste. Cette double conception a présidé au développement social progressif au niveau européen, notamment avec l’intégration de représentants des salariés dans les organes de la CECA.
La période qui s’en est suivi – les années 60-70 – a été celle de la construction européenne auréolée d’une amélioration constante des conditions de vie, avec le soutien passif des populations. Puis vint la période qui a véritablement marqué l’Europe sociale de son empreinte (au point que l’on s’y réfère encore aujourd’hui) : celle de Jacques Delors, à la tête de la Commission européenne de 1985 à 1995. En découlent, entre autres, la mise en place du dialogue social européen et l’émergence de partenaires sociaux à l’échelon européen.
Cet « âge d’or » de l’Europe sociale prit fin au cours des années Thatcher-Reagan, marquées du sceau du néo-libéralisme, avec l’avènement de la globalisation et de la financiarisation de l’économie. Elles signent la fin des idées de planification, populaires du temps des Jean Monnet et autres Mansholt.
Avec la chute du mur de Berlin et la disparition du « danger rouge », dans les années 90, il est devenu « moins nécessaire » de faire des concessions vis-à-vis salariés. A ce délitement des collectifs de travail et à l’individualisation galopante dans la vieille Europe s’est ajoutée la faiblesse des organisations syndicales et l’absence de culture de concertation sociale dans les anciens pays communistes ; ce qui modifia considérablement le rapport de force sur le terrain social.
La création de la monnaie unique eut également son revers : la dévaluation compétitive était désormais impossible. Les États privilégièrent alors les dévaluations salariales et la diminution des protections sociales, fragilisant ainsi l’édifice – toujours en construction – de l’Europe sociale.
D’inspiration très libérale, avec la Commission Barroso, les années 2000 sont celles des crises financières et aussi des politiques austéritaires sur lesquelles s’est arque-boutée l’Union européenne avec les conséquences désastreuses que l’on sait.
Aujourd’hui, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, s’est donné pour mission de redéployer la dimension sociale de l’Europe, mettant en ligne de mire dès son investiture un « Trilple A social ». Malheureusement, le démarrage fut ralenti par d’importants soubresauts tels que les Luxleaks et le Brexit. À sa décharge, la préséance des 28 chefs d’États et de gouvernement réunis au Conseil n’aide pas à faire avancer rapidement la cause sociale. Notons toutefois un pas dans la bonne direction : le Sommet de Göteborg qui s’est tenu en novembre 2017 et a abouti à la proclamation du Socle européen des Droits sociaux. Le travail se poursuit dans un certain nombre de dossiers, mais il reste fort à faire. En tant que vice-Président de la commission Emploi et Affaires sociales au Parlement européen, je suis bien placé pour percevoir les lignes de fractures dans les débats consacrés aux enjeux sociaux européens. En simplifiant quelque peu, les débats politiques se cristallisent essentiellement autour d’un axe gauche-droite, en parallèle d’une autre ligne de démarcation entre « anciens » et « nouveaux » États membres. Ces derniers n’ayant pas la même histoire, ils réservent une place plus réduite aux partenaires sociaux.
Lors de la prochaine législature 2019-2024, l’Union européenne devra impérativement passer des paroles aux actes pour rendre à l’Union européenne son caractère social, et surtout le prouver sur le terrain à ses 500 millions de citoyens. Faute de quoi, les forces anti-européennes l’emporteront dans un repli nationaliste.
Les gilets jaunes, dans l’antichambre de l’Europe sociale
Ce n’est pas anodin si le mouvement des « gilets jaunes » prend une telle ampleur dans un pays comme la France où le pouvoir s’exerce de façon particulièrement verticale et où les corps intermédiaires sont particulièrement fragilisés. Ce mouvement atteste qu’une transition écologique n’est possible que si elle est soutenue par des politiques sociales, en particulier à destination des moins favorisées. À l’exception des climato-sceptiques qui font le choix des égoïsmes à court terme, tout le monde considère aujourd’hui que la transition écologique vers une économie décarbonée est un enjeu central pour l’avenir de nos sociétés. Le terreau de cette révolte est à chercher dans les politiques sociales régressives, où les plus démunis sont sans cesse mis à contribution quand les plus riches, eux, en sont dispensés (cf. disparition de la taxe sur la fortune et autres évasions fiscales). Les citoyens ne savent pas de quoi demain sera fait. Ils craignent pour l’avenir de leurs enfants et aussi pour leur retraite. Ils ne se sentent plus écoutés ni respectés par les élites. De plus, ils voient les pôles de décisions s’éloigner de leurs territoires. Les services de proximité disparaissent peu à peu des zones rurales avec pour conséquence de devoir parcourir de plus en plus de kilomètres pour aller travailler, se rendre à la gare, au bureau de poste ou régler des tâches administratives. Enfin, ces territoires oubliés sont devenus des déserts de soins médicaux.
L’affaiblissement des dimensions collectives et des outils d’intermédiation sociale provoque le délitement du vivre-ensemble et place le citoyen seul face à ses inquiétudes, face à ses doutes.
Comme derniers rempart face au néo-libéralisme, on retrouve les mouvements syndicaux et également les mutualités, qui reposent sur des millions de membres et sont portées par des dizaines de milliers de bénévoles. Comme autant de pôles de solidarité et de résistance face au règne de l’individualisme.
Ma conviction est que l’Europe de demain sera sociale ou ne sera pas. Plus qu’un défi, cette Europe qui protège socialement et environnementalement est une nécessité. En cela, la proposition du leader de la CFDT, Laurent Berger, qui réclame un « Pacte social pour la conversion écologique » me parait pertinente. Pourquoi ne pas en défendre l’idée au niveau européen? C’est là un enjeu majeur des prochaines élections européennes qui se tiendront en mai prochain.
Alors que l’Union européenne est remise en question, il est urgent de réimpliquer les citoyens dans un processus de coconstruction. Cela nécessite une écoute attentive et renouvelée de celles et ceux qui composent le « tissu européen ». Crise financière de 2008, crise de l’Euro, crise des réfugiés, Brexit, montée de l’illibéralisme, conflits commerciaux… l’Union européenne traverse une « polycrise » qui met en question sa légitimité.
Des décennies durant, le projet européen a pu bénéficier d’une « validation » relativement passive alors que peu était mis à l’œuvre pour impliquer les peuples. Les idées des partis hostiles à « Bruxelles » ont commencé à cheminer dangereusement au sein de l’Union européenne et à emporter l’adhésion croissante de nombreux citoyens. Afin de contrer ces « vents mauvais », l’Union européenne mise aujourd’hui sur les « consultations citoyennes » sur l’Europe mises en place depuis le mois d’avril et qui doivent s’achever à la fin octobre. Objectif : réaffirmer le bien-fondé de l’Union européenne en rendant la parole aux citoyens et en écoutant leurs attentes et griefs.
L’organisation de débats publics est urgente, comme le rappelait tout récemment le philosophe Jürgen Habermas qui confesse n’avoir jamais été un « défenseur conservateur de la démocratie représentative »(1) : « Car le parlement devient, comme nous le voyons précisément aujourd’hui, le bras armé d’une entreprise technocratique lorsqu’il n’est pas enraciné dans les discussions vitales de la société civile et ne reste pas en contact avec un espace public vivant ».
Revivifier les espaces transfrontaliers
Espaces de proximité, les territoires sont des hauts lieux de l’interconnexion entre acteurs de la société civile. Entreprises, syndicats, associations, milieux culturels ou scientifiques… c’est au départ des territoires que peut émerger un espace public. Par les échanges et le foisonnement d’idées au contact des réalités s’enclenche le processus délibératif, élément central d’une politisation du projet européen.
Les opportunités ne manquent pas. À titre d’exemple, le Parlement européen débat actuellement de l’évolution du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation(2). Une réforme ambitieuse permettrait de mobiliser les acteurs de terrain, de créer des dynamiques de développement et de répondre à la détresse des habitants de territoires en déclin. L’enjeu revêt d’autant plus d’importance que ces espaces constituent un terreau propice au développement de forces anti-européennes.
Il faut également revivifier les espaces transfrontaliers. Jacques Delors les qualifiait, à juste titre, de « laboratoires de la construction européenne ». À condition de les soutenir, il peut s’y développer des outils essentiels à une coconstruction européenne impliquant les citoyens. Ainsi, les comités syndicaux transfrontaliers, les comités économiques et sociaux comme celui de la Grande Région(3), les différents dispositifs transfrontaliers relatifs aux enjeux de mobilité, de santé, aux développements culturels, environnementaux, scientifiques et socio-économiques, rassemblent les acteurs de terrain et peuvent être d’une grande utilité.
Partout en Europe, au cœur de nos territoires, se développent des projets subventionnés par des fonds européens. Trop souvent, les bénéficiaires se limitent à respecter les prescrits liés au financement. En prise directe avec les réalités concrètes, ces derniers devraient pouvoir être sollicités et, partant, incarner des forces de propositions. Cela permettrait d’impliquer davantage les citoyens et de rendre ainsi plus humaine l’Union européenne.
L’entreprise est également un lieu privilégié en ce qu’elle associe de nombreuses parties prenantes de la société civile (direction, salariés, consommateurs, territoires…). Au cœur du développement économique et des mutations sociétales, sa valeur ajoutée doit être mieux prise en compte car elle participe précisément de la plus-value européenne. Le Comité économique et social européen (CESE) constitue également un outil essentiel et ses travaux doivent être davantage consultés et valorisés par les institutions européennes ; singulièrement par Parlement, représentant la « voix des citoyens ».
« Seul le dialogue permettra de définir les intérêts partagés, au-delà des préoccupations nationales, de donner une légitimité à l’Union et de renouer les liens entre l’Europe et les citoyens », comme le rappelle avec justesse Arnaud Leclerc(4), professeur de science politique à l’université de Nantes. Forts d’une nouvelle écoute, les corps intermédiaires et acteurs de terrains, peuvent devenir, depuis les territoires, les bâtisseurs de ce nécessaire espace public européen.
1) Revue Cités, n° 74, p. 135-155, 2018.
2) Le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation permet de soutenir les salariés victimes de restructurations ou de fermetures d’entreprises.
3) Le Groupement européen de coopération territoriale (GECT) rassemble des divisions territoriales allemandes, belges, et françaises et centré sur le Luxembourg.
4) Titulaire de la Chaire de philosophie de l’Europe et président d’Euradionantes.
Article paru dans la revue « Confrontations Europe » le 17 octobre 2018
Ce mercredi 12 septembre 2018, le Parlement européen devrait se prononcer sur le rapport Sargentini. Ce rapport considère que la politique menée par le gouvernement hongrois représente « une menace systémique pour les valeurs de l’article 2 du Traité UE et constituent un risque clair de violation grave de celui-ci. » Si le Parlement européen adopte ce texte, le Conseil pourra sanctionner la Hongrie en suspendant certains de ses droits. L’enjeu est d’importance, car depuis des années, Monsieur Orbán et son gouvernement foulent au pied les valeurs humanistes de l’Union européenne. Le Premier ministre hongrois est, au fond, la figure de proue d’un concept qui se propage au sein de l’Union européenne et au-delà : l’illibéralisme.
Dès 2014, le Premier ministre hongrois utilise l’expression et traduit celle-ci par une volonté farouche : celle d’asseoir son pouvoir en méprisant la séparation des pouvoirs et l’État de droit.
L’opposition, dont les corps intermédiaires et les ONG, sera désormais contrôlée et son expression, marginalisée.
S’appuyant sur un nationalisme exacerbé, Orbán développe l’idée selon laquelle la Hongrie est menacée dans sa culture et dans son identité. Le coupable est alors tout trouvé : les migrations. Face à ces dérives autocratiques, l’Union européenne s’est jusqu’à présent contentée de brandir quelques avertissements de principes. Manifestement, ces paroles n’ont eu aucun effet sur le leader hongrois. Lors des dernières élections législatives hongroises, sa position s’est encore renforcée et au niveau européen, le Parti Populaire Européen auquel appartient son parti, le Fidesz, continue à le soutenir dans sa grande majorité.
Le concept d’illibéralisme est récent. En 1997, Fareed Zakaria, auteur et journaliste américain d’origine indienne et spécialiste des relations internationales, le définit comme « une démocratie sans libéralisme constitutionnel qui produit des régimes centralisés, l’érosion de la liberté, des compétitions ethniques, des conflits et la guerre ».[1]
Les régimes qualifiés d’illibéraux sont donc des régimes dont les élections sont démocratiques mais dans lesquels la séparation des pouvoirs et l’État de droit sont bafoués. Ces régimes veulent ignorer les limites posées par leurs constitutions et affirment la préséance du politique. Ainsi, les résultats des élections prévalent sur le respect de l’État de droit et sur les libertés fondamentales. Comme le dit le politologue français Jacques Rupnik, il s’agit là de la prétention qu’ont un certain nombre de leaders et de partis, au nom d’élections gagnées, de s’arroger le monopole de la décision politique et la non acceptation du pluralisme. Certains parlent de « majoritaire », un peu comme si le temps de la démocratie devait s’arrêter au seul temps de l’élection. Ainsi, les ennemis de l’illibéralisme sont les corps intermédiaires, accusés de pervertir la volonté générale telle qu’elle s’est exprimée lors les élections. Les leaders illibéraux considèrent la presse comme une menace et tentent de la contrôler (comme l’a notamment fait Silvio Berlusconi en Italie), de la museler (c’est entre autres le cas en Hongrie et en Pologne) ou de la décrédibiliser (à l’instar du Président américain, Donald Trump, particulièrement adepte de cette stratégie). Dans cette même optique, les pouvoirs judiciaires doivent également être encadrés.
Malheureusement, le pouvoir hongrois n’a pas le monopole de cette dérive antidémocratique. Avec leurs spécificités, ces systèmes, que l’on surnomme également « démocratures », oscillant entre une démocratie qui s’éteint et une dictature qui émerge, se propagent dans l’Union européenne et à l’extérieur, comme le font les métastases infectant et affaiblissement progressivement un corps. Ces systèmes sont bel et bien un cancer pour nos sociétés démocratiques.
C’est le cas en Pologne où sévit le parti « Droit et justice », en Russie, dirigée de main de fer par Vladimir Poutine, en Turquie, où Recep Tayyip d’Erdoğan n’a de cesse d’autoproclamer son pouvoir, et également aux États-Unis avec la présidence destructrice d’un Donald Trump. Malgré leurs différences, il existe un fil rouge, une convergence entre ces systèmes. Ainsi, au lendemain de l’élection de Trump, Orbán ne manqua pas de se réjouir en déclarant : « La démocratie libérale, c’est terminé. Quelle journée, quelle journée ! ».
Au sein de l’Union européenne, les formations conservatrices ne sont pas les seules concernées par ces accommodements avec les droits. Le socialiste bulgare Robert Fico n’est pas en reste et le gouvernement roumain composée d’une coalition de sociaux-démocrates et de libéraux, peut lui aussi être rangé dans cette catégorie. L’usage d’ordonnances d’urgences, proclamées de nuit, a permis d’amender le code pénal roumain de façon à empêcher que de nombreuses personnalités politiques ne puissent être inquiétées pour les abus de pouvoir qu’elles avaient commis.
Le terme d’illibéralisme peut prêter à confusion dans la mesure où le libéralisme recouvre deux aspects ; d’une part, le libéralisme politique issu des Lumières et de la Révolution française et d’autre part, le libéralisme économique. Ce dernier ne pose manifestement aucun problème à Orbán et ses disciples. Au contraire, il est possible de soutenir l’hypothèse selon laquelle l’illibéralisme est, au fond, un sous-produit du néolibéralisme. L’idée que le libéralisme économique est une condition de la démocratie est réfutée par les faits. Le Chili de Pinochet en a été l’un des exemples les plus meurtriers et la Chine d’aujourd’hui montre à quel point le capitalisme a la possibilité de se développer sous des régimes non démocratiques. Dans un discours tenu en 2016, Viktor Orbán met très clairement en avant la pertinence économique de l’illibéralisme : « En tant qu’objectif pour répondre à un besoin de compétitivité économique à l’échelle internationale, l’État libéral présente un nouveau pivot identitaire, la nation dont la protection des intérêts justifierait une limitation, voire un détachement par exemple des libertés fondamentales ou de l’État de droit ». Il poursuit en considérant que le modèle libéral aurait « atteint ses limites car inadéquat au regard des défis économiques ». Oana Andreea Macovei, de l’Université de Toulouse, précise que « dans cette course mondiale de la compétitivité, l’illibéralisme aurait donc vocation à remplacer, à l’échelle européenne, l’ancien modèle ». On peut donc estimer que les tenants du capitalisme, comme ce fut le cas avec le compromis social à partir des années ‘80, considèrent que la démocratie libérale représente, aujourd’hui, un obstacle à son développement.
L’extension des idées illibérales est d’autant plus inquiétante qu’elles trouvent un allié au sein de l’extrême droite. Comme en atteste la participation au pouvoir de l’extrême droite en Autriche avec le FPÖ, ou en Italie avec La Lega qui, pour rappel, se présentait sous un cartel des droites où elle était associée à Forza Italia et la formation fasciste de Fratelli Italia.
Les propos de Marine Le Pen attestent de cette convergence. Elle qui ne cesse de vanter le nouveau gouvernement italien, où de faire montre de sympathie pour Orbán ou pour le président américain. Illibéralisme et extrême droite forment en effet un couple pervers qui met en danger les démocraties.
Dans une tribune publiée dans le journal Libération le 7 septembre 2017, le sociologue Éric Fassin allait jusqu’à associer le Président français, Emmanuel Macron, à cet illibéralisme qu’il combattait sur le terrain européen. Sans le rejoindre dans cette analyse, il est tout de même nécessaire de se questionner sur l’évolution actuelle du paysage politique français.
Par son élection, Macron a barré la route à l’extrême droite et a proposé une vision nouvelle pour l’Union européenne. Cette victoire a été rendue possible par l’éclatement des partis traditionnels et une campagne électorale durant laquelle le candidat Macron, dans un premier temps étiqueté à gauche, puis au centre, a fini par se faire l’apôtre d’une politique de droite et de gauche « en même temps » tout en oubliant cette dernière.
Ce qui caractérise ce que l’on appelle le « macronisme » est une relation quasi césarienne au pouvoir. La verticalité y est primordiale. Il y a le président puis le peuple. Entre les deux, les outils d’intermédiations sociales sont discrédités, considérés comme des legs du passé dont il faudrait se débarrasser. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment, durant sa première année de présidence, le président Macron a pris en compte l’avis des organisations syndicales. Elu largement, disposant d’une majorité absolue au Parlement, il règne en maître et marginalise l’opposition ainsi que l’Assemblée nationale tout en multipliant les attaques vis-à-vis d’une presse trop critique à son goût. Rien à voir toutefois avec les dérives d’un Erdoğan en Turquie ou d’un Trump aux États-Unis, car cela se fait dans le respect de la constitution et de l’Etat de droit. Pour autant, cela ne peut nous empêcher de nous questionner.
Cette mutation du paysage politique français est d’autant plus interpellante que les partis traditionnels semblent avoir laissé la place à des formations construites de façon très verticale, avec une personnification extrême de leurs leaders. C’est le cas pour La République en Marche, mais aussi pour La France insoumise dirigée par Jean-Luc Mélenchon. Quant au Front national, cosmétiquement rebaptisé Rassemblement national, il se résume à un nom de famille, même si la plus jeune a un temps tenté un ravalement de façade en se posant comme « Maréchal » de réserve. Idée qui pourrait resurgir à l’avenir.
Il n’est pas ici question de confondre ces formations aux programmes divers mais la forte personnalisation du pouvoir, la montée en puissance de l’exécutif face au Parlement, la mise en cause de l’intermédiation sociale ne peut que nous interpeller.
Cette courte analyse a pour seule ambition de susciter le débat, tant sur les constats que sur les évolutions. Elle doit également nous permettre de dégager des pistes de résistances, avec, au cœur de celles-ci, l’assurance d’une presse indépendante et critique, mais aussi de processus d’éducation permanente performants. Plus l’esprit critique du citoyen est aiguisé, plus ses opinions sont fines et tranchées : de celles qui permettent de peser dans les décisions qui le concernent.
[1] Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, n°76, novembre-décembre 1997
Opinion publiée dans le magazine « POUR » le 5 septembre 2018
Point besoin d’un long exposé pour saisir la réalité du secteur du transport dans l’Union européenne. Circuler sur la E411 entre Arlon et Bruxelles suffit amplement à en constater l’ « évolution ». Si, en dépassant les longues files de poids lourds, vous vous amusez à faire l’inventaire des plaques d’immatriculation et de leurs origines, les plaques rouges et blanches belgo-belges vont finir par vous sembler exotiques… Plus que jamais le transport international porte bien son nom. Malheureusement, il n’emprunte pas la voie d’une concurrence équitable et de conditions de travail décentes pour les chauffeurs. Que du contraire !
Petit détour instructif en soirée, sur un parking autoroutier.
Non loin d’un camion, une poêle frétille sur un petit brûleur. On hume le fumet du repas qui se prépare. Darius, chauffeur roumain, va passer « à table ». Par chance, le temps est sec et la pluie ne viendra pas battre la fenêtre de sa cabine lorsqu’il y passera la nuit. Avant de s’endormir, il partage quelques instants avec sa compagne et ses enfants. Grâce à son téléphone portable, bien sûr. Pas question de repasser à la maison. Le retour, dans le meilleur des cas, ce sera dans quelques jours, voire quelques semaines. Heureusement, la photo de ses proches est en bonne place dans son bahut et l’accompagne sur la route.
Un peu plus loin, quatre petits camions. Assis sur des blocs de bétons, les chauffeurs discutent en fumant une cigarette. La nuit, ils la passeront eux aussi dans leur cabine. Au mieux, il leur est possible de s’étendre. Au pire, les sièges feront l’affaire. La plupart du temps, pas de quoi prendre une douche, ni satisfaire au minimum d’hygiène. À voir cela, on pense aux temps de Zola.
Ces petits camions sont vecteurs d’une incroyable dégradation : celle des conditions de travail des chauffeurs. De plus, ils constituent un grand danger pour la sécurité routière : pas de tachymètres, pas de limites pour les heures passées au volant, pas de règles de sécurité, ni de contrôles sur la cargaison. Faudra-t-il une catastrophe pour qu’une législation interdise enfin ce type de pratique ? Tout transport à vocation commerciale devrait être soumis aux mêmes règles ; et ce quel qu’en soit le tonnage.
La libre circulation fait partie des principes fondamentaux de l’Union européenne. Il s’agit là d’un indéniable progrès : pouvoir circuler librement, ne plus connaître de barrières aux frontières. Il faut favoriser cette mobilité. En soi, la diversité des immatriculations des camions n’est pas une mauvaise chose. Par contre, ce qui est de plus en plus problématique, c’est cette mobilité débridée, insuffisamment encadrée. En l’absence d’une réelle régulation, nous assistons, impuissants, au développement d’une concurrence sauvage qui oppose les entreprises entre elles en donnant l’avantage au « moins-disant » social ; à celle qui proposera les prix les plus bas. La conséquence : l’impossibilité pour les entreprises qui respectent des conditions de travail et des salaires décents de rester concurrentielles. Cette concurrence tire les conditions de travail vers le bas. Elle conduit à une véritable régression sociale. Comment en effet obtenir un marché quand les concurrents travaillent avec des salaires nettement inférieurs au salaire minimum ? Comme dans les autres secteurs, le mauvais emploi en vient à chasser le bon. Les conséquences sont désastreuses : fermetures d’entreprises en cascade, pertes d’emplois, dégradation des conditions de travail et, in fine, augmentation du danger sur nos routes.
Cette semaine, en session plénière à Strasbourg, le Parlement européen a majoritairement rejeté une proposition de réforme des règles de transport. Et pour cause, celle-ci aurait conduit à augmenter le temps de travail des chauffeurs, à diminuer leur temps de repos, et à légaliser les nuits dans la cabine.
Une majorité de députés, dont je suis, a entendu les préoccupations des Syndicats européens des salariés du transport (EFT). Ce vote ne s’est pas fait sans débat. Il a même profondément divisé les groupes politiques en leur sein.
Certains estiment que ce vote est l’expression d’un retour au protectionnisme, d’un nationalisme voire de l’égoïsme de pays qui « profitent d’un niveau de vie plus important ».
Les chauffeurs des pays plus à l’Est ou plus au Sud de l’Union sont les bienvenus mais il va de leur propre intérêt qu’ils bénéficient de conditions de vie décentes. La concurrence intra-européenne doit se faire sur une base équitable et non en favorisant les conditions d’une concurrence sauvage.
Ce vote exprime en creux l’opposition entre le projet d’une Europe néo-libérale et celui d’une Europe sociale. La commission « Transport » du Parlement européen va devoir revoir ses propositions. Espérons que cette révision permette l’émergence d’une législation européenne compatible avec un nécessaire « Fair Transport Europe[1] ».
Voici quelques jours, j’étais interviewé par un journaliste de Bel-RTL au sujet de la Pologne. La question portait sur le niveau élevé des allocations familiales dans ce pays. Faut-il y voir ou non un modèle à suivre au niveau européen? Le niveau des allocations familiales en Pologne avoisinent les 25% du salaire mensuel moyen. Avec le programme 500+, chaque couple ayant deux enfants à charge reçoit 500 złotys – près de 120 euros – par mois. De prime abord, on imagine difficilement quelqu’un s’opposer à une telle mesure, harmonisée au niveau européen. Toutefois, il faut certainement se poser la question de l’objectif poursuivi par le gouvernement polonais.
À l’origine, les allocations familiales polonaises faisaient partie d’une politique visant à encourager la natalité. Progressivement, les allocations familiales se sont muées en compléments de rémunération pour les ménages avec enfants. Un appoint non négligeable, en particulier pour les personnes aux revenus moins élevés.
Mais il faut garder à l’esprit que la Pologne est actuellement dirigée par un gouvernement ultraconservateur. Ses dirigeants ont prouvé à maintes reprises qu’ils étaient en rupture avec les valeurs fondamentales de l’Union européenne. À titre d’exemples, citons le refus d’accueillir des réfugiés, des atteintes aux droits des femmes dont celui à l’avortement, des reculs des libertés économiques, comme la neutralisation des contre-pouvoirs dont la justice, le tribunal constitutionnel ou les médias.
Le refus de l’immigration correspond à la volonté du gouvernement de conserver une Pologne centrée sur les valeurs catholiques. Dans cette conception, l’étranger – en particulier celui qui ne partage pas la même religion – est une menace. Or, en Pologne comme dans d’autres pays, le vieillissement de la population constitue un défi. Payer les retraites nécessite d’avoir une jeune main d’œuvre qui cotise. Et dès lors que vous faites une croix sur l’immigration, il devient nécessaire de « compenser » en favorisant la natalité afin d’équilibrer les évolutions démographiques.
De plus, le PiS, parti au pouvoir en Pologne, semble avoir une conception bien singulière du rôle de la femme. Celle-ci doit être avant tout une mère s’occupant des enfants. Sa place serait donc à la maison et, par conséquent, les allocations familiales doivent l’encourager.
L’Union européenne ne peut donc s’orienter vers ce type de politique familiale, sous-tendue par une vision particulièrement rétrograde de la société. Ces considérations ne sont pas l’apanage de la Pologne uniquement. En Hongrie, notamment, Monsieur Orbán et les membres de son gouvernement se font les chantres de l’illibéralisme, fondé sur une conception ultraconservatrice et nationaliste en totale opposition aux valeurs démocratiques européennes. On peut y voir l’expression d’une « extrême-droitisation » de nos sociétés que l’on retrouve malheureusement aussi hors de l’Union européenne, entre autres en Turquie avec Monsieur Erdoğan ou aux États-Unis avec Monsieur Trump.
Il est donc indispensable de contextualiser les mesures en regard de la situation d’un pays et dans le cadre des objectifs politiques poursuivis.