Claude Rolin est un syndicaliste. Il a été Secrétaire général de Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) et a siégé au Comité directeur de la Confédération des Syndicats Européens (CES). Entre 2014 et 2019, il a, comme député européen, été vice-président de la Commission Emploi et Affaires sociales. Licencié (master) en Politique économique et sociale, il préside actuellement la mutualité chrétienne walonne et Bruxelloise (soins de santé) et est membre du Comité Economique et Social Européen.
Le monde de ce matin publie une tribune qui retient mon attention. Bien qu’elle porte sur les Etats-Unis il me semble elle doit également alimenter notre réflexion en Europe. Elle est signée par plus de 150 écrivains et artistes dont Noam Chomsky, Salman Rushdie et Michaël Walzer.
« Nos institutions culturelles sont aujourd’hui à l’épreuve. Les puissantes manifestations en faveur de la justice raciale et sociale revendiquent une réforme de la police trop longtemps différée et font plus largement entendre des appels pour davantage d’égalité et d’inclusion dans notre société, notamment dans l’enseignement supérieur, le journalisme, la philanthropie et les arts.
Mais
cette nécessaire prise en compte a aussi renforcé tout un ensemble de postures
morales et d’engagements politiques qui risquent d’affaiblir les règles du
débat public et l’acceptation des différences au profit d’un conformisme
idéologique. Autant nous avons salué la première phase de ce mouvement, autant
nous voulons nous élever contre la seconde.
Les
forces illibérales gagnent du terrain partout dans le monde et trouvent un
puissant allié en Donald Trump, qui représente une réelle menace contre la
démocratie. Notre résistance ne devrait pas conduire au dogmatisme ou à la
coercition. L’inclusion démocratique que nous appelons de nos vœux ne peut
advenir que si nous refusons le climat d’intolérance général qui s’est installé
de part et d’autre.
Crainte des représailles
L’échange
libre des informations et des idées, qui est le moteur même des sociétés
libérales, devient chaque jour plus limité. La censure, que l’on s’attendait
plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi
dans notre culture : intolérance à l’égard des opinions divergentes, goût
pour l’humiliation publique et l’ostracisme, tendance à dissoudre des questions
politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. Nous défendons le
principe d’un contre-discours solide et même caustique de toutes parts.
Or, les
appels à sanctionner rapidement et sévèrement tout ce qui est perçu comme une
transgression langagière et idéologique sont devenus monnaie courante. Plus
inquiétant encore, des dirigeants institutionnels, ne sachant plus où donner de
la tête pour limiter les dégâts, optent pour des sanctions hâtives et
disproportionnées plutôt que pour des réformes réfléchies.
« La
censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite
radicale, se répand largement aussi dans notre culture »
On renvoie des rédacteurs en chef pour avoir publié des articles
controversés ; on retire des livres sous le prétexte d’un
manque d’authenticité ; on empêche des journalistes d’écrire sur certains
sujets ; on enquête sur des professeurs à cause des œuvres littéraires
qu’ils citent en classe ; un chercheur est renvoyé pour avoir fait
circuler un article scientifique dûment examiné par des pairs ; et on
limoge des dirigeants d’organisation pour des erreurs qui ne sont parfois que
des maladresses.
Quelles
que soient les raisons invoquées, la conséquence en est qu’il est de plus en
plus difficile de prendre la parole sans craindre des représailles. Nous en
faisons déjà les frais, à en juger par l’aversion au risque qui se développe
parmi les écrivains, les artistes et les journalistes, inhibés par la peur de
perdre leur gagne-pain s’ils s’écartent du consensus ou même s’ils ne font pas
preuve du zèle attendu pour se conformer.
La justice n’existe pas sans la liberté
Cette
atmosphère étouffante va finir par nuire aux causes les plus vitales de notre
époque. Restreindre le débat, que ce soit le fait d’un gouvernement répressif
ou d’une société intolérante, nuit immanquablement à ceux qui ne détiennent pas
le pouvoir et nous rend tous moins aptes à participer à la vie démocratique.
Pour
vaincre de mauvaises idées, il faut les exposer, argumenter et convaincre, et
non pas essayer de les taire ou espérer qu’elles disparaissent.
Nous rejetons les faux choix qu’on nous présente entre la justice et la liberté : l’une n’existe pas sans l’autre. En tant qu’écrivains, notre métier repose sur la marge que la société nous accorde pour l’expérimentation, la prise de risque et même l’erreur. Nous avons besoin de préserver la possibilité d’un désaccord de bonne foi sans conséquences professionnelles désastreuses. Si nous ne défendons pas ce qui est la condition même de notre travail, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que le public ou l’Etat le fasse pour nous. » (Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria)
C’est la grande victoire idéologique des néo-libéraux d’avoir pu faire pénétrer dans les esprits l’idée de « charges » fiscales ou de charges sociales en lieu et place de contributions. Il est grand temps que l’impôt soit enfin regardé comme un outil indispensable au « vivre ensemble », affirme dans une carte blanche Claude Rolin
Par Claude Rolin (ancien député européen et président des Mutualités chrétiennes de la province de Luxembourg)Le 11/05/2020 à 15:00
Si la pandémie que nous traversons soulève de nombreux défis, il est un qui me semble être trop souvent passé sous silence, celui de la capacité de nos sociétés démocratiques à sauvegarder et renforcer les mécanismes qui permettent le « vivre ensemble ».
Sommes-nous en guerre ?
Les mots que nous utilisons pour nommer les choses sont lourds de sens. À la différence de notre Première ministre, le président français, Emmanuel Macron, comme d’autres, nous parle de guerre. L’usage de ce terme est problématique pour plusieurs raisons. Non parce qu’il évoque la gravité de la situation, mais parce qu’il en appelle à des mesures exceptionnelles. En temps de guerre, on désigne des alliés, mais également des traîtres qui doivent être dénoncés comme, par exemple, ces seconds résidents qui ont eu l’outrecuidance de se confiner dans leur lieu de villégiature. En temps de guerre, même les droits fondamentaux peuvent être mis en cause. En temps de guerre, c’est la suspension du politique, il n’y a plus qu’un seul objectif, la gagner. Tout le reste est remisé pour le lendemain de la victoire.
Une guerre se gagne avec des soldats, mais également avec des espions. Ceux qui surveillent le mouvement de l’ennemi, mais également qui nous surveillent tous. Chaque jour, la presse fait écho à la mise en place du « tracing », du traçage. Va-t-on demain nous coller un code QR pour mieux nous tracer. Une fois de plus, méfions-nous de la signification des mots. Je suis heureux de noter que nos ministres régionaux et communautaires de la Santé nous parlent de « suivi de contact » terme beaucoup plus approprié. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un suivi humain, d’un accompagnement, en particulier des personnes les moins favorisées, les plus en difficulté.
Ceux qui rêvent d’un formidable système, qui au travers de nos GSM ou tablettes permettrait de nous pister 24 heures sur 24, devraient porter un regard un peu plus critique sur ce qui se met en place en Chine. Cela nous renvoie à la société panoptique décrite par Michel Foucault qui dans Surveiller et punir notait que « la peste, c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire ». Il précisait cette vision en affirmant que « pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste » Manifestement les Xi Jinping, Orban, Bolsanaro ou Erdogan pensent pouvoir réaliser leur rêve. Les technologies, dont l’intelligence dite artificielle, ne remplaceront pas le contact humain, du moins tant que nous vivons dans une société qui peut s’appeler humanité. Plus fondamentalement, la notion de guerre n’est absolument pas appropriée. S’il nous faut parler de mobilisation, c’est de mobilisation pour le « care », pour le soin dont il doit être question. La guerre, c’est le combat contre l’autre, le « care », le soin, c’est l’attention à l’autre.
Celles et ceux (majoritairement des femmes) qui sont le plus exposés, dont les tâches sont enfin reconnues comme indispensables sont celles et ceux qui exercent les métiers du « care », les métiers de la santé, de l’éducation, du social, du service à la personne ou aussi du commerce ou de la propreté (déchets, poubelles, etc). Métiers qui en temps « normal » sont mal considérés, mal rémunérés… Et surtout, qu’on ne nous parle pas de première, de seconde ou de troisième ligne. Toutes et tous sont essentiels.
L’attention pour l’autre me paraît renvoyer directement à la pensée de philosophes comme Emmanuel Mounier, Paul Ricœur ou Axel Honneth et elle renvoie clairement à la notion de reconnaissance.
Pour une véritable politique de santé publique
La pénurie de masques, de gel, de médicaments est encore loin d’être derrière nous. Elle est révélatrice de notre manque d’anticipation, mais surtout de notre peu d’investissement dans la santé publique.
Nos gouvernements ont, comme beaucoup d’autres, multiplié les économies aux dépens des soins de santé. Il est probable que la ministre actuelle de la Santé en fasse les frais. Mais, en nous focalisant sur elle, nous risquons de passer à côté d’une véritable responsabilité collective. À force de clamer qu’il faut réduire les impôts ou lutter contre la rage taxatoire, nous nous sommes « impuissantés ». Il est grand temps que l’impôt soit enfin regardé comme un outil indispensable au « vivre ensemble ». C’est la grande victoire idéologique des néo-libéraux d’avoir pu faire pénétrer dans les esprits l’idée de « charges » fiscales ou de charges sociales en lieu et place de contributions (avec les épaules les plus larges qui contribuent le plus) et de cotisations sociales.
Quant à la politique de santé publique, nous l’avons oubliée, estimant probablement que les épidémies, c’étaient pour les autres, les Asiatiques ou les Africains. Nos civilisations ont voulu oublier, qu’elles aussi, étaient fragiles. Il nous faut absolument étudier les signaux faibles, financer la recherche publique, ne pas laisser le monopole aux firmes multinationales qui sont obnubilées par leur efficacité financière et développer un ambitieux programme de soutien aux pays les moins favorisés pour qu’ils puissent se doter de véritable politique de santé avec les moyens idoines. Ne l’oublions pas, en laissant l’Afrique, seule face à ses misères, ce sont des bombes sanitaires mondiales que nous prenons le risque de voir exploser.
Nous devrons également repenser la dépendance européenne vis-à-vis de l’extérieur en ce qui concerne les productions stratégiques tant en médicaments qu’en matériel.
La menace d’un virus encore plus dangereux
Contrairement à ce que certains pensent, j’ai la conviction que les crises ne sont pas porteuses de temps meilleurs. Au contraire, elles portent en elles d’immenses dangers. Pour reprendre la célèbre expression d’Antonio Gramsci « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ». La crise économique et sociale qui s’annonce risque d’amplifier la défiance (déjà existante) entre les citoyens et la démocratie représentative. Les dérives nationalistes et/ou autoritaires sont à nos portes et il est impératif de travailler à la solidification démocratique de nos sociétés. Le principal défi sera de reconstruire le vivre ensemble mis en danger par cette crise et ses multiples répercussions.
À en croire les nombreuses publications et
réflexions dans la presse ou sur les réseaux sociaux nous pouvons craindre que la
crise du « covid » ne renforce les uns et les autres dans leurs convictions
antérieures tout en augmentant la radicalité des propos. Les gauchistes sont
convaincus que cette fois, c’est la bonne, c’est la crise finale du capitalisme
annoncée par Marx qui va enfin donner naissance à un Nouveau Monde, certains
écologistes sont convaincus que cette fois on ne pourra plus fonctionner comme
avant, on va manger bio et local, de leur côté, les nationalistes y voient la
nécessité d’un retour aux frontières que l’on n’aurait jamais dû quitter, ou
des néolibéraux qui se préparent à réactiver leur vielles recettes
austéritaires. Les uns et les autres, encore plus convaincus que si leur
conception ne triomphe pas, ce sera la fin du monde. Un peu comme si le slogan,
maintes fois entendu dans les conflits sociaux « on ne lâchera rien »[i]
se généralisait et devenait une ligne de conduite pour soutenir les certitudes.
Cette évolution peut être dangereuse pour nos démocraties, car avec cette
radicalisation et la généralisation de logique du « on ne lâchera rien »
ferment la porte à tout compromis, à toute négociation pouvant conduire à une
notion commune du vivre ensemble. Ce n’est pas la radicalité de la
critique qui est en cause ici, car cette radicalité peut même être souhaitable,
mais c’est le refus d’envisager toute négociation. Comme l’affirme Paul Ricœur,
consensus et conflit ne s’opposent pas, au contraire, ce sont deux notions qui
« s’appellent mutuellement et se complètent. D’un côté, la démocratie n’est
pas un régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits
sont ouverts et en outre négociables[ii] ».
Le Larousse définit
le pluralisme comme une « conception qui admet la pluralité des opinions et
des tendances en matière politique, religieuse, etc.… ». Le pluralisme est
intimement lié à la conception que nous nous faisons de la démocratie, il en
est une des bases. Sans pluralisme, il n’y a pas de démocratie, du moins de
démocratie libérale.
L’histoire de la démocratie est riche et tumultueuse.
Pour la définir, on peut en rester à sa définition étymologique, « démos » et « kratos »,
pouvoir du peuple. Mais si l’on s’approche de l’objet, de son histoire et de
son actualité, il nous faut constater qu’il s’agit d’un concept polysémique.
C’est en Grèce que serait née la démocratie. D’aucuns, dont certains « gilets
jaunes » prennent la démocratie athénienne en exemple. Pourtant, le peuple qui
est au pouvoir est celui d’une élite, elle exclut celles et ceux qui
travaillent, les esclaves et même les femmes. Chez nous, elle est marquée par
la Révolution française avec les Lumières, mais elle peut prendre des formes
très différentes, démocratie représentative, participative, directe ou encore
délibérative. Démocratie politique, mais également démocratie économique et
sociale, démocratie culturelle … Pas facile d’en saisir les contours, car il y
a de nombreuses façons de concevoir comment, au nom du peuple, peut s’exercer
le pouvoir.
Sans remonter à l’antiquité grecque et en se limitant
au continent européen, le pouvoir s’est d’abord exercé au nom de Dieu. Les
rois, les empereurs détenaient le pouvoir par l’intermédiaire de l’institution
de l’Église. « Paris ne vaut-il pas une messe ? » aurait déclaré Henri IV.
Une rupture survient au moment où, avec le schisme protestant, la religion
entre en conflit en voyant s’opposer deux interprétations, il n’y a plus une
vérité unique. Cela contraint les gouvernants à s’appuyer sur une autre
légitimité ce qui va conduire à placer le peuple au centre du pouvoir. À partir
de la Révolution française et, c’est au nom du peuple qu’il va s’exercer.
Mais la notion de peuple est elle-même plurielle, il y
a le peuple comme partie de la population (la classe ouvrière, le monde
populaire…) ou comme totalité des citoyens. Il est important de reconnaître que
le peuple est divers, tout le monde ne pense pas de la même façon, certains
sont croyants, d’autres pas, les visions de la société peuvent ne pas
coïncider, les intérêts sont différents.
Nos sociétés libérales (au sens philosophique[iii])
vont devoir s’organiser pour permettre la représentation de cette diversité.
C’est le fondement du pluralisme. Il s’exprime notamment au travers des
élections avec la présence de différents partis politiques aux valeurs et
visions de sociétés différentes. Comme l’explique Pierre Rosanvallon,[iv]
« … le principe démocratique est constamment ouvert, et toute tentation
d’incarner la volonté définitive du peuple met fin à cette interrogation
permanente sur la légitimité qui est, paradoxalement, la seule garantie de
légitimité démocratique ». Il affirme également que le peuple reste une
puissance que nul ne peut posséder ou prétendre incarner.[v]
Cette expression de la pluralité inhérente à toute
société démocratique peut toujours être fragilisée. C’est notamment le cas
quand des groupes ou des leaders affirment être l’expression ou la
représentation d’un peuple-Un, d’un peuple univoque. Très vite se dresse alors
un bon peuple contre un mauvais peuple, voie ouverte sur les populismes, voire
sur des systèmes totalitaires ou illibéraux.
Les exemples sont malheureusement nombreux, Orban, le
président hongrois s’exprime au nom d’un peuple partageant une même religion,
le peuple chrétien en opposition aux autres, c’est un discours que l’on
retrouve fréquemment dans les formations d’extrême droite ou même d’extrême
gauche.
Le pluralisme s’exprime également par la
reconnaissance de la place qu’occupent l’intermédiation sociale, les
partenaires sociaux (patronat, syndicats), les ONG, les groupes de pression
divers, les associations… Les outils d’intermédiation sociale sont constitutifs
du pluralisme.
Ce pluralisme n’est ni facile ni confortable. Il est
par nature instable et doit donc en permanence être revisité, défendu et
amélioré. Comme l’écrit Michel Wieviorka, il se définit « avant tout par la
capacité de faire vivre simultanément l’unité et la diversité conflictuelle du
corps social ». Claude Lefort, avant lui, avait défini la démocratie comme
le régime qui accepte les contradictions au point de les institutionnaliser.
Le pluralisme est à la démocratie ce que l’oxygène est
à la vie.
Claude ROLIN
21/04/2020
[i]
Expression qui peut pleinement se justifier dans le cadre d’une stratégie de
mobilisation ou de tentative de modification du rapport de force.
[ii]
Paul Ricœur, lecture 1, Autour du politique, page 166.
[iii]
Trop souvent, le libéralisme politique est confondu avec le libéralisme
économique. Le libéralisme politique fait clairement référence à l’enseignement
des Lumières.
[iv]
Professeur au Collège de France et auteur de nombreux ouvrages sur la
démocratie et la question sociale.
[v]
Justine Lacroix in « La démocratie à l’œuvre » Seuil 2015
Si l’accord européen est à saluer, il n’est pas encore à la hauteur des défis. Ceux qui ont empêché d’aller plus loin devraient comprendre l’absolue nécessité d’un système de mutualisation au travers d’Eurobonds. Dans le monde de demain, une voix allemande, celle de Jürgen HABERMAS plaide dans ce sens » … il fait peu de doutes que seule l’introduction de « coronabonds », prônée également par la France, peut permettre à cet égard une protection efficace ? Ces emprunts garantis sur le temps long par l’ensemble des États membres de la zone € sont les seuls à même d’assurer aux pays du Sud un accès au marché des capitaux. Je ne vois pas de solution alternative aussi secourable sur la durée, à cette proposition ». Les Gouvernements des Pays-Bas et de l’Allemagne vont-ils marquer l’histoire par l’empreinte de leur conservatisme dogmatique ? Il n’y a pas d’Europe possible sans solidarité et donc sans mutualisation.
L’incapacité des gouvernements européens à s’accorder sur la finalisation des mesures anti-crise donne un très mauvais signal aux citoyens européens. Certains pays, dont l’Allemagne, mais surtout les Pays-Bas, refusent de jouer le jeu de la solidarité en bloquant la mise en œuvre d’euro-obligations qui permettraient de concrétiser la solidarité européenne. Rappelons que lors de la crise grecque, le gouvernement allemand a systématiquement bloqué sur les mesures d’aides pour finalement assouplir sa position, mais toujours trop tard, avec les dégâts que l’on connaît.
Le moment est à la solidarité vis-à-vis des pays les plus touchés. Le Commissaire européen, Frans Timmermans a raison quand il dénonce l’attitude égoïste et accusatrice du gouvernement néerlandais. Il ne peut être question de conditionner les mesures d’aides à l’obligation de mesures d’accompagnement qui étrangleraient encore un peu plus les populations durement touchées par la crise. L’Union européenne doit être l’expression d’une solidarité véritable.
C’est sur ce terrain que l’Union européenne peut montrer sa plus-value. C’est d’autant plus important qu’en matière de santé ses compétences sont uniquement subsidiaires. Les traités européens ont en effet considéré que la santé publique relevait uniquement de la compétence des États nationaux. Dans le futur, comme le note justement « Terre Nova », il faudra certainement renforcer les capacités européennes de gestions des crises épidémiques notamment au travers d’un mécanisme d’alerte et de la mise en place d’une capacité européenne d’achat, de stockage et de production de matériels et de médicaments.
Ne reproduisons pas les erreurs du passé, engageons-nous résolument pour une Europe des solidarités tournant le dos aux politiques d’austérité et aux dogmes néolibéraux.
Sociologue et spécialiste des questions relatives à la digitalisation, Antonio CASILLI a publié de nombreux ouvrages dont le dernier « En attendant les robots, enquête sur le travail du clic » en 2019. Ce jeudi, « Libération » publie une interview où il décrit la façon dont le confinement se décline différemment selon sa place dans la société. En synthèse, il montre que cette crise est révélatrice d’inégalités dans le monde du travail et dans la société. Il pointe également les limites du mythe de l’intelligence artificielle.
Pour le sociologue Antonio Casilli, la crise du coronavirus est révélatrice des inégalités entre ceux qui peuvent télétravailler et les employés en fin de chaîne, caissiers, livreurs ou transporteurs, dont les métiers sur le terrain s’avèrent indispensables. Malgré les promesses du tout-numérique.
«Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société»
Le
confinement lié au coronavirus met au jour les limites de la société du
tout-numérique : les visioconférences ne remplacent pas les amis, le
télétravail devient pesant sans aucun contact réel, les ordinateurs tombent en
panne pour ceux qui en ont. Pour le sociologue Antonio Casilli, professeur à Télécom
Paris, la crise révèle une fracture sociale qui sous-tend ces inégalités
numériques, entre travailleurs en bout de chaîne (caissières, livreurs,
transporteurs, etc.) et cadres télétravaillant depuis chez eux, ou mieux
depuis leur maison de campagne. Pour l’auteur d’En attendant les robots.
Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), cette crise pourrait en sus
avoir une conséquence inattendue : l’intelligence artificielle, privée de ses
travailleurs du clic, risque dans les prochains mois de devenir moins
intelligente.
Profiter de la quarantaine, est-ce
un privilège de classe ?
La
quarantaine se décline différemment selon sa place dans la société. Pour ceux
qui ont un capital financier qui leur permet d’avoir des biens immobiliers, des
résidences secondaires, des jardins, le confinement peut se transformer en une
expérience de retraite, de loisir, de déconnexion. Ce sont souvent les
personnes issues des catégories sociales les plus aisées, qui sont dotées d’un
capital social plus important et qui déjà, en temps normal, sont ciblées par ce
discours de la «détox sociale». Cela ne change pas : le confinement est
maintenant vu comme l’occasion de se décharger de cette surenchère de
sociabilité à laquelle ils étaient exposés auparavant.
Mais il y
a des laissés-pour-compte : des personnes qui font partie des classes
populaires, qui assurent les last miles jobs [emplois du dernier
kilomètre, ndlr]. Ce sont ceux qui réalisent le dernier bout de la chaîne de
production ou d’approvisionnement : livrer, transporter, conduire,
conditionner, vendre. lls réalisent des activités qui les mettent dans des
situations de proximité avec les autres – et qui ont donc des risques de
contamination plus importants.
Que révèle le confinement sur la nature de
ces professions ?
La première
chose est que ces métiers ne s’arrêtent pas avec la quarantaine. Ces dernières
années, ces employés ont été les plus précarisés, parce qu’ils ont été exposés
à une érosion de leurs droits ; ils ont souvent été transformés en free-lances
précaires, ou ont été «ubérisés». Les syndicats commencent à se faire entendre,
pour dire que ces situations vont bientôt devenir tragiques parce que ces
travailleurs n’ont plus de source stable de revenus et vont donc être exposés à
de lourdes pertes dans les mois à venir, et qu’ils n’ont pas accès aux droits
sociaux, réservés aux travailleurs salariés. Leur position montre combien la
quarantaine est un mécanisme social à deux vitesses.
Le
personnel de santé représente aussi un exemple notable de la nécessité de protéger
tout travail à forte proximité avec le public. Il faudra non seulement enrayer
l’érosion de leurs acquis sociaux actée par les gouvernements de la dernière
décennie, mais aussi œuvrer pour les généraliser aux autres métiers du dernier
kilomètre.
L’épidémie du coronavirus fait-elle ressortir
encore plus fortement les inégalités ?
Cette
crise est un énorme révélateur social et économique : le masque tombe et, dans
le cas de certains nouveaux métiers liés au numérique, ceux qui avaient cru
être des travailleurs sublimes, des indépendants qui choisissent leur
condition, doivent admettre qu’une partie de leur situation est subie. Cela a,
au moins, le mérite d’alerter sur la précarisation qu’ont subie des professions
comme graphiste, traducteur, designer, ces dernières années, en grande partie à
cause des plateformes numériques.
En
réponse à la crise, le télétravail a été présenté comme la panacée. Mais cette
rhétorique a des limites. Pour pouvoir télétravailler correctement, il faut
avoir un chez-soi convenable, ce qui impose d’avoir un capital économique
suffisant. Pour ceux qui vivent dans quelques mètres carrés ou qui ont des
situations familiales difficiles, surtout pour les femmes, le télétravail peut
se transformer en une double peine : en plus de la pénibilité et des rythmes de
leur propre travail dans des logements qui ne sont pas toujours adaptés, il y a
le travail du suivi des enfants ou des personnes âgées à assurer en même temps.
Qu’en est-il des «microtravailleurs du Web», que
vous avez étudiés dans votre dernier livre, En attendant les
robots ?
Ces
personnes réalisent des tâches fragmentées pour calibrer les intelligences
artificielles, souvent depuis leurs propres équipements. Même si la nature de
leur métier en fait des candidats idéaux pour le télétravail ceci n’est pas le
cas pour toutes les catégories de microtravailleurs. Les modérateurs de
plateformes sociales réalisent des tâches qui ont un niveau de confidentialité
très élevé : ils manipulent des données sensibles. Les contrats qui les lient
aux entreprises – qu’il s’agisse de grands groupes comme Facebook ou de
sous-traitants – contiennent des clauses de non-dévoilement très
contraignantes. L’employeur leur impose de travailler à des rythmes
insupportables, ils n’ont le droit d’amener ni smartphone ni de quoi prendre
des notes, confidentialité oblige. Ils sont presque dans une situation
d’enfermement. C’est pourquoi ils ne peuvent pas télétravailler, même en cette
période exceptionnelle : ils sont, pour certains, obligés de se rendre sur leur
lieu de travail, quand les cadres de la même entreprise peuvent rester chez
eux.
Les
microtravailleurs sont aussi des travailleurs du dernier kilomètre dont on
ignore l’utilité profonde. Il ne s’agit pas du dernier kilomètre de la chaîne
de livraison, mais des services numériques. Ce sont les personnes qui
s’occupent d’adapter le modèle idéal d’un logiciel, comme votre GPS ou votre
système de ventes en ligne, à la condition particulière de son utilisateur. Ils
améliorent l’intelligence artificielle, calibrent les algorithmes. S’ils
cessent de microtravailler, parce qu’ils sont contaminés ou obligés d’arrêter
leur activité à cause du confinement, alors, toute cette chaîne de production
de l’intelligence artificielle s’interrompt. La communauté universitaire
l’anticipe déjà : la quarantaine provoque la rupture de certaines chaînes de
production des données. On anticipe donc que les intelligences artificielles
seront, pour ainsi dire, un peu moins intelligentes dans les mois à venir. Cela
peut vouloir dire que votre enceinte connectée fera des recommandations
musicales moins performantes. Mais cela peut aussi avoir des conséquences plus
graves : influer sur des décisions de justice dans certains pays ou déterminer
si un crédit vous sera accordé ou non.
On voit là les limites de ceux qui recommandent, autant au niveau
du gouvernement français que de l’industrie, d’utiliser davantage de
technologie intelligente pour faire face à l’épidémie.
En somme, le virus montre toutes les failles de l’univers technologique lisse
et perfectionné que certains se plaisent déjà à imaginer déjà en place, et rend
flagrant le fait que l’intelligence artificielle n’est pas autonome mais
nécessite une quantité de petites mains pour fonctionner.
Dans le « Soir » de ce matin, un édito particulièrement
interpellant de Béatrice Delvaux, à propos de la crise politique qui secoue le
parti d’Angela Merkel. La présidente actuelle de la CDU, Annegret
Kamp-Karenbauer a démissionné suite au soutien des élus conservateurs et de l’extrême
droite de Thuringe pour élire un Ministre-Président libéral.
Comme Béatrice Delvaux le note avec justesse, cette crise met en évidence le poids croissant de leader d’extrême droite dont certains ont des discours qui «s’inspirent ouvertement du nazisme », mais aussi de la déliquescence des formations démocrate-chrétienne et sociale-démocrate. Elle rappelle que la « Thuringe fut la première à élire un gouvernement de coalition entre la bourgeoisie conservatrice et le parti d’Adolf Hitler ». C’est pour le moins interpellant.
Les temps sont certainement différents, mais il ne nous faut pas oublier
les leçons de l’histoire. Cette situation ne se limite pas à l’Allemagne et les
partis démocratiques, dans l’ensemble de l’UE doivent se resaisir, car à force
de banaliser les discours de l’extrême droite le pire redevient possible. En la
matière, si tous ont leur responsabilité, le parti populaire européen (PPE) se
doit de réagir. Va-t-il encore longtemps cautionner les dérives illibérales du
hongrois Orban ou l’alliance de Forza Italia avec la Léga et les néo-fascistes
italiens. Les partis libéraux et sociaux-démocrates doivent également prendre
leurs responsabilités. À titre d’exemple, le parti libéral allemand fait bien
partie du groupe Renew au parlement européen et le groupe social-démocrate
conserve en sont sein la formation slovaque de Robert Fico ou des socialistes
maltais.
Défendre la démocratie, c’est refuser toute compromission avec l’extrême droite
mais cela exige de redonner un sens à l’engagement politique en rendant sa
centralité à la personne humaine et en empoignant résolument la question
sociale pour offrir un avenir à toutes celles et ceux qui se sentent oubliés et
laissés sur le côté du chemin.
La semaine dernière, « Business-Europe », l’organisation du patronat européen, a publié ses recommandations pour les futures relations avec les Britanniques. Le bulletin de l’Agence Europe du 6 février relate la volonté du patronat européen d’exiger la réduction des écarts entre les différents systèmes réglementaires, de sécurité sociale et de fiscalité. Concrètement, cela veut dire que nos législations sociales, notre fiscalité ou notre sécurité sociale devront se rapprocher de celles des Britanniques. De plus, l’organisation patronale plaide pour encore pus de libéralisation dans les services en y incluant, notamment, les services audiovisuels. Une fois de plus, cette organisation, imbibée des dogmes néo-libéraux, veut casser le modèle social européen.
Dans son édition
du 22 janvier 2020, le quotidien « Le Soir » évoque les multiples
fonctions d’Amid Faljaoui, directeur de Roularta (Le Vif – Trends). En effet,
celui-ci est également administrateur délégué du Cercle de Wallonie,
administrateur de l’UCM, membre de l’Institut des experts- comptables et conseiller
pour la Banque Degroof-Petercam. Dans son article, Xavier Counasse note que,
selon un courriel de Bruno Colmant, cette dernière collaboration répond à une
situation où « nous vivons une période de crise qui demandera des
relais médiatiques très puissants » et que c’est dans ce cadre qu’il souhaite
qu’Amid Faljaoui joue un rôle plus important.
Pour le moins,
cela témoigne de la volonté des milieux financiers à façonner les esprits pour
qu’ils intègrent les volontés de la finance. Effectivement, il s’agit là d’une
question de déontologie journalistique.
Cet article me
conduit à une autre réflexion. Comme beaucoup, je suis un habitué de classique
21 ou monsieur Faljaoui tient une chronique quotidienne. Il n’est certainement
pas question ici de remettre ici en cause la qualité de ses chroniques, mais une
radio publique doit-elle se faire le relais exclusif de la pensée d’un acteur
du monde financier ? L’économie n’est pas une science neutre, elle est
fondamentalement politique. Il n’est donc pas acceptable que son expression,
dans un média populaire, soit monopolisée par une seule vision politique.
Pour le moins,
notre radio publique doit donner le même espace à d’autres visions de l’économie.
Il est grand temps que les responsables de la RTBF en tirent les conséquences.
Intervention pour le groupe Fopes de
Verviers18/01/2020
Evolutions
Contrairement à ce que l’on
pourrait habituellement penser la question environnementale est cœur de l’histoire
des syndicats. A titre d’exemple j’évoquerais l’enquête menée en 1899 par le
premier Secrétaire général de la CSC, le Père Rutten qui entreprendra une
enquête sur les conditions de vie des mineurs. Condition de vie dans les
charbonnages mais également conditions de vie (logement, éducation…) hors de
l’entreprise.
Évidemment, à l’époque il n’est
pas question d’effets de l’activité économique sur le climat, la question se
limite aux conditions de travail et aux conditions de vie des travailleurs. Ne
l’oublions pas, ceux-ci sont souvent les premières victimes des effets négatifs
de la production. Les premiers à respirer l’air pollué sont les
travailleurs ; dans l’entreprises puis chez eux car souvent ils vivent
dans la proximité directe du lieu de production. Pensons à la production
d’amiante ou aux agriculteurs qui aujourd’hui sont les premiers à contracter
des cancers en lien avec l’usage qu’ils font des produits phytosanitaires.
Il faut reconnaître que la
question s’est longtemps limitée aux enjeux de santé et de sécurité et à
l’environnement direct de l’entreprise sans poser la question de la croissance
ou de la finalité de la productivité.
A la fin de la seconde guerre
mondiale, les syndicats sont d’ailleurs actifs dans l’Office Belge de l’Accroissement
de la Productivité.
Il vaudrait la peine de faire une étude
historique pour suivre le développement de la question environnementale dans
les organisations syndicales mais en me fiant uniquement à mon expérience
personnelle et à la mémoire que j’en ai gardé je situerais l’émergence des questions
écologiques dans les années à la fin des années 70. A la CSC (la FGTB a connu
le même type d’évolution) c’est au niveau des Jeunes CSC que la revendication a
émergé. Je me souviens qu’avec un groupe de jeunes en province de Luxembourg
nous avions interpelé le Secrétaire général de l’époque sur les contradictions
syndicales en la matière. C’est un peu plus tard que je fus le premier
permanent à être chargé de l’environnement.
Lors de son
congrès national en 1990, la CSC ouvrira le débat sur la question de
l’environnement. Il y sera décidé de développer des projets intersyndicaux de
sensibilisation à l’environnement. Six ans plus tard, un réseau commun avec la
FGTB verra le jour. Il continue à développer son activité en direction des délégués
syndicaux dans les entreprises et à développer différentes actions de
mobilisation. A titre d’exemple, le service de formation de la CSC (FEC)
publiera un ouvrage de plus de 200 pages « Comprendre
l’environnement »[i].
A partir de 2007 les syndicats s’engageront contre le réchauffement climatique
et participeront notamment aux conférences mondiales sur le climat en
coordination avec la Confédération Syndicale Internationale.
Les syndicats seront également impliqués
dans les différents lieux de concertation sur les enjeux environnementaux et de
développement durable (CESW, CFDD, …).
Je terminerai cette évocation de
l’évolution de la prise en compte de la question environnementale par une
organisation comme la CSC en évoquant les décisions prises lors de son dernier
congrès en 2019 :
A cette occasion la CSC s’est penchée
sur l’avenir du travail (Quel travail demain ?). Sur 25 résolutions, une dizaine abordent des
enjeux environnementaux ou de développement durable. La première porte sur la
transition juste et exige qu’elle « ne se limite toutefois pas à
accompagner les travailleurs et les travailleuses à travers les changements et
à faire face aux conséquences. Il s’agit tout d’abord de piloter
démocratiquement la transition, tant sur le plan politique que sociétal, avec
une forte contribution de la société civile et en reconnaissant les citoyennes
et citoyens, les travailleurs et travailleuses, et la société comme acteurs de
changement ». On y retrouve également une proposition visant à la
taxation des technologies nocives, l’intégration des conditions
environnementales dans les marchés publics, l’interdiction des multinationales
qui ne veulent pas respecter les normes sociales et écologiques essentielles ou
l’adhésion aux objectifs de développement durable des Nations Unies.
Une résolution
intitulée « limite de la planète » affirme que la CSC « veut
être un moteur de la transition écologique, tant au niveau global que local. La
transition radicale vers une société climatiquement neutre est
prioritaire ».
En dehors de nos
frontières
Sur le plan européen les
syndicats sont regroupés au sein de la Confédération Européenne des Syndicats
(CES) et sur le plan international au sein de la Confédération Syndicale
Internationale (CSI). A des rythmes différents et en fonction des réalités
régionales du syndicalisme, les évolutions sont assez similaires à ce que nous
avons connus en Belgique.
En 1977, la CFDT (France) publie « Les
dégâts du progrès ». A l’époque cette organisation était porteuse du
courant autogestionnaire et a commencé à développer une vision d’un
syndicalisme ouvert sur les enjeux sociétaux (écologie, féminisme qualité de vie…).
Il faut souligner l’influence du débat intellectuel avec des personnalités
comme André Gorz [ii]qui aura
une importance réelle sur le questionnement syndical vis-à-vis de sa
responsabilité sociétale et des mutations qui le traversent. De son côté, la
CGT, dans son congrès de 1999 se référait au développement durable.
La CES a depuis
quelques années d’importantes démarches de sensibilisations à l’attention des
organisations syndicales nationales et intervient systématiquement dans les
différents lieux de concertation pour défendre et faire avancer le projet d’une
autre économie permettant la mise en place d’une transition juste. Il faut
également souligner le rôle particulier de certaines sectorielles européennes,
je pense notamment à l’action d’Industrielle ou de l’EPSU qui, à titre
d’exemple » fut à l’origine de la campagne pour une initiative citoyenne
« Right2water ».
De son côté la CSI a fait de la
question climatique une priorité avec notamment comme slogan « Pas
d’emplois sur une planète morte ». La CSI s’implique dans les conférences
climatiques et la revendication pour une transition juste pour l’ambition
climatique fait partie des priorités de son programme d’action et des campagnes
qu’elle mènera en 2020.
Il faut néanmoins reconnaître que
le niveau d’implication des syndicats dépend de nombreux facteurs dont la
réalité socio-économique des pays et la force des organisations syndicales. Dans l’Union européenne il faut constater une
importante différence de perception entre les anciens et nouveaux pays. Comme
rapporteur du plan acier pour le Comité Economique et Social Européen je me
suis retrouvé avec une opposition frontale des organisations syndicales et
patronales des pays de l’Est défendant becs et ongles l’alimentation par le
charbon.
Pas un long
fleuve tranquille
Dans un premier temps, la
question environnementale a essentiellement fait partie des enjeux de santé et
sécurité traités par les syndicats. L’écologie ne se situait pas dans un cadre propre.
Jusque dans les années 70, la coexistence de la croissance de l’emploi et de
l’écologie ne semblait pas devoir entrer en contradiction. C’est seulement à
partir de la mise en question de l’idée de croissance que les choses sont
devenues plus conflictuelles.
Si de nombreuses études
démontrent que de façon globale et sur un temps long, l’intégration de
l’écologie par les entreprises est favorable à l’emploi, ce n’est pas toujours
le cas sur le court terme ou pour certaines entreprises ou secteurs en
particulier. Nous devons constater que les périodes où l’emploi est en recul,
la question de l’environnement passe au second plan. C’est classiquement le cas
lors des périodes de crises économiques. C’est encore plus vrai quand les
effets se portent en particulier sur un secteur ou sur une entreprise. Pour
imager cette situation, je vais évoquer brièvement quelques cas vécus :
Depuis plus d’un
siècle, nous savons que l’amiante est toxique, pourtant, c’est seulement
en 2001 que la Belgique en a interdit la commercialisation. Et si la
législation protégeant les travailleurs ou reconnaissant leurs maladies ont
progressé, ce dossier est encore loin d’être fermé. Je me souviens du
témoignage de déléguées syndicales d’une entreprise française expliquant
qu’elles ont tout fait pour retarder la fermeture de leur entreprise et que
c’est seulement après celle-ci, voyant se multiplier les décès de collègues
qu’elles ont compris que l’entreprise continuait à les tuer.
La multinationale
Caterpillar avait spécialisé son site de Gosselies sur la production de
grosses machines de chantier particulièrement efficace en termes
environnementaux. Dans les justifications données par la direction pour
expliquer la fermeture, le fait que ces machines ne trouvaient pas d’acheteurs
à cause du surcoût lié aux exigences environnementales à rendu nombre de
travailleurs peut réceptifs à la volonté de leurs organisations de mieux
intégrer ces questions.
Dans les années
80, en province de Luxembourg, une grande entreprise, la «Cellulose
des Ardennes » produisait son papier avec un procédé utilisant le
chlore dans le processus de blanchiment. Un groupe de Greenpeace a mené une
action pour exiger la fermeture de l’entreprise à cause des dangers pour
l’environnement. Les travailleurs ont fait bloc pour défendre leur emploi et
tenaient le même discours que celui de la direction alors qu’ils étaient les
premiers à respirer les vapeurs de chlore. Il a fallu un important travail
syndical pour rouvrir la discussion sur la nécessité de modifier le processus
de production, pour la santé des salariés, pour l’environnement, mais également
pour éviter qu’une fermeture ne s’impose à cause des dangers liés à la
production. Ce dernier exemple montre qu’il est indispensable d’articuler le
combat syndical avec les enjeux sociétaux, mais surtout qu’une articulation est
nécessaire entre les ONG environnementales et les syndicats. Cette situation
met également en exergue la nécessité de travailler sur les transitions, car sans
pouvoir se construire un avenir, les salariés ne peuvent adhérer à une démarche
qui mettrait en danger leur avenir professionnel.
Révolution ou
évolution ?
Sur base des différences études,
en particulier celle du GIEC, il ne nous reste pas beaucoup de temps pour
réduire l’augmentation de température. Chaque année, chaque mois, sans
modification de notre façon de produire et de consommer provoque des dégâts qui
risquent d’être irréversibles. L’urgence devrait être à l’ordre du jour.
Pourtant, pour reprendre l’expression de Philippe POCHET[iii],
« … la dynamique doit être progressive. La position de radicalité, aussi
légitime soit-elle est probablement juste en termes d’analyses des défis et des
limites d’une approche croyant trop aux solutions technologiques, ne conduit
pas à l’émergence de changements de comportement massif tels que mis en
évidence. Elle pourrait même les bloquer en mettant la barre tellement haut
(sortir du capitalisme, décroître, frugalité) qu’elle ne parviendrait pas à
coaliser suffisamment de forces sociales pour réaliser l’objectif.
Tant au niveau
national que sur le plan européen ou international, les organisations
syndicales sont convaincues de l’importance de travailler à la mise en place
d’une juste transition au sens des principes directeurs définis par
l’Organisation Internationale du Travail.
L’économiste Eloi LAURENT évoque
le paradoxe de l’urgence environnementale[iv]
quand il constate que c’est au moment où les effets sont de plus en plus
tangibles que les préoccupations environnementales deviennent les plus insupportables
dans l’espace public. Bien que son ouvrage ait été publié en 2014 on peut y
voir un des éléments qui a déclenché la crise des gilets jaunes en France (la
taxation des produits de roulage) ou encore aujourd’hui la réaction surréaliste
du Premier ministre australien qui au cœur de l’incendie qui dévaste son pays
refuse de remettre en cause l’utilisation massive du charbon.
Il considère « qu’il
nous faut intégrer les enjeux écologiques et sociaux en nous tenant à égale
distance du catastrophisme abstrait et généralisé et de l’inconscience
matérialiste, que nient les enseignements de travaux scientifiques faisant
pourtant consensus ». Avec lui, j’ai la conviction que « tant
que les questions écologiques ne seront pas systématiquement éclairées sous le
jour des réalités sociales et des inégalités, elles demeureront de l’ordre de la
politique étrangère pour la majorité des citoyens ».
Laurence Scialom [v]
parle d’une tragédie des horizons en constatant que la paralysie des décideurs
publics est renforcée par le fait que les risques financiers climatiques se
réaliseraient à court terme, alors que la politique de transition écologique ne
verra ses effets qu’à long terme ».
Des pistes
concrètes d’actions existent. Il n’est pas possible ici d’en faire l’inventaire
et je me contenterai d’évoquer la dynamique initiée par Pierre Larrouturou[vi]
au niveau du Parlement européen. Il y défend l’idée d’un pacte finance-climat à
hauteur de 1000 milliards visant à soutenir et développer des projets
structurants permettant de rencontrer les objectifs climatiques. À condition
d’en avoir la volonté politique, ceci est loin d’être impossible, car la BCE a
dû mettre beaucoup plus pour sauver les banques et au travers de son opération
de « quantitative easing ».
Le pacte vert présenté par la
nouvelle Commission européenne va dans ce sens. Il ouvre une fenêtre
d’opportunités, un important changement d’orientation même s’il reste
insuffisant en regard des défis.
Le manque d’ambition de la Commission
s’explique facilement par son incapacité de faire plus dans le cadre du budget
actuel. A défaut de disposer de moyens propres la Commission ne peut utiliser
que des trucs et ficelles comme compter sur les effets de leviers.
Comme le proposent les économistes
G. Claeys et S. Tagliapietra [vii]
des outils sont pourtant mobilisables. Selon eux « les deux pistes les
plus prometteuses sont une réforme des règles budgétaires de l’UE et une réorientation
des missions de la Banque européenne d’investissement (BEI) ».
Les organisations syndicales sont
devant une responsabilité importante, mais aussi devant un défi très complexe.
Elles doivent être un des acteurs centraux d’un changement de paradigme
permettant de remettre l’économie et la croissance dans le rôle qu’elles auraient
toujours dû avoir ; être au service des êtres humains, de l’humanité et
des générations futures. Le défi est d’autant plus complexe qu’il se conjugue
avec une transformation rapide des méthodes de production, le développement
rapide de l’économie digitalisée, de l’industrie 4.0 et de la fragilisation des
collectifs de travail.
Au-delà des actions de
sensibilisation et de mobilisation, cela passe par la construction d’alliance
avec notamment les ONG environnementales, mais également pour l’inscription des
enjeux climatiques dans les négociations auxquelles les organisations
syndicales sont impliquées.
L’ambition syndicale se doit donc
d’être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur des défis.
Claude ROLIN
[i] Thierry POUCET « L’environnement, le
comprendre pour le construire » EVO Société – 1992
[ii] André GORZ « Capitalisme, Socialisme,
Ecologie » Galilée 1991
[iii] Philippe POCHET « À la recherche de
l’Europe sociale » PUF 2019
[iv] Éloi LAURENT « Le bel avenir de l’État
providence » LLL 2014