Ce mercredi 12 septembre 2018, le Parlement européen devrait se prononcer sur le rapport Sargentini. Ce rapport considère que la politique menée par le gouvernement hongrois représente « une menace systémique pour les valeurs de l’article 2 du Traité UE et constituent un risque clair de violation grave de celui-ci. » Si le Parlement européen adopte ce texte, le Conseil pourra sanctionner la Hongrie en suspendant certains de ses droits. L’enjeu est d’importance, car depuis des années, Monsieur Orbán et son gouvernement foulent au pied les valeurs humanistes de l’Union européenne. Le Premier ministre hongrois est, au fond, la figure de proue d’un concept qui se propage au sein de l’Union européenne et au-delà : l’illibéralisme.
Dès 2014, le Premier ministre hongrois utilise l’expression et traduit celle-ci par une volonté farouche : celle d’asseoir son pouvoir en méprisant la séparation des pouvoirs et l’État de droit.
L’opposition, dont les corps intermédiaires et les ONG, sera désormais contrôlée et son expression, marginalisée.
S’appuyant sur un nationalisme exacerbé, Orbán développe l’idée selon laquelle la Hongrie est menacée dans sa culture et dans son identité. Le coupable est alors tout trouvé : les migrations. Face à ces dérives autocratiques, l’Union européenne s’est jusqu’à présent contentée de brandir quelques avertissements de principes. Manifestement, ces paroles n’ont eu aucun effet sur le leader hongrois. Lors des dernières élections législatives hongroises, sa position s’est encore renforcée et au niveau européen, le Parti Populaire Européen auquel appartient son parti, le Fidesz, continue à le soutenir dans sa grande majorité.
Le concept d’illibéralisme est récent. En 1997, Fareed Zakaria, auteur et journaliste américain d’origine indienne et spécialiste des relations internationales, le définit comme « une démocratie sans libéralisme constitutionnel qui produit des régimes centralisés, l’érosion de la liberté, des compétitions ethniques, des conflits et la guerre ».[1]
Les régimes qualifiés d’illibéraux sont donc des régimes dont les élections sont démocratiques mais dans lesquels la séparation des pouvoirs et l’État de droit sont bafoués. Ces régimes veulent ignorer les limites posées par leurs constitutions et affirment la préséance du politique. Ainsi, les résultats des élections prévalent sur le respect de l’État de droit et sur les libertés fondamentales. Comme le dit le politologue français Jacques Rupnik, il s’agit là de la prétention qu’ont un certain nombre de leaders et de partis, au nom d’élections gagnées, de s’arroger le monopole de la décision politique et la non acceptation du pluralisme. Certains parlent de « majoritaire », un peu comme si le temps de la démocratie devait s’arrêter au seul temps de l’élection. Ainsi, les ennemis de l’illibéralisme sont les corps intermédiaires, accusés de pervertir la volonté générale telle qu’elle s’est exprimée lors les élections. Les leaders illibéraux considèrent la presse comme une menace et tentent de la contrôler (comme l’a notamment fait Silvio Berlusconi en Italie), de la museler (c’est entre autres le cas en Hongrie et en Pologne) ou de la décrédibiliser (à l’instar du Président américain, Donald Trump, particulièrement adepte de cette stratégie). Dans cette même optique, les pouvoirs judiciaires doivent également être encadrés.
Malheureusement, le pouvoir hongrois n’a pas le monopole de cette dérive antidémocratique. Avec leurs spécificités, ces systèmes, que l’on surnomme également « démocratures », oscillant entre une démocratie qui s’éteint et une dictature qui émerge, se propagent dans l’Union européenne et à l’extérieur, comme le font les métastases infectant et affaiblissement progressivement un corps. Ces systèmes sont bel et bien un cancer pour nos sociétés démocratiques.
C’est le cas en Pologne où sévit le parti « Droit et justice », en Russie, dirigée de main de fer par Vladimir Poutine, en Turquie, où Recep Tayyip d’Erdoğan n’a de cesse d’autoproclamer son pouvoir, et également aux États-Unis avec la présidence destructrice d’un Donald Trump. Malgré leurs différences, il existe un fil rouge, une convergence entre ces systèmes. Ainsi, au lendemain de l’élection de Trump, Orbán ne manqua pas de se réjouir en déclarant : « La démocratie libérale, c’est terminé. Quelle journée, quelle journée ! ».
Au sein de l’Union européenne, les formations conservatrices ne sont pas les seules concernées par ces accommodements avec les droits. Le socialiste bulgare Robert Fico n’est pas en reste et le gouvernement roumain composée d’une coalition de sociaux-démocrates et de libéraux, peut lui aussi être rangé dans cette catégorie. L’usage d’ordonnances d’urgences, proclamées de nuit, a permis d’amender le code pénal roumain de façon à empêcher que de nombreuses personnalités politiques ne puissent être inquiétées pour les abus de pouvoir qu’elles avaient commis.
Le terme d’illibéralisme peut prêter à confusion dans la mesure où le libéralisme recouvre deux aspects ; d’une part, le libéralisme politique issu des Lumières et de la Révolution française et d’autre part, le libéralisme économique. Ce dernier ne pose manifestement aucun problème à Orbán et ses disciples. Au contraire, il est possible de soutenir l’hypothèse selon laquelle l’illibéralisme est, au fond, un sous-produit du néolibéralisme. L’idée que le libéralisme économique est une condition de la démocratie est réfutée par les faits. Le Chili de Pinochet en a été l’un des exemples les plus meurtriers et la Chine d’aujourd’hui montre à quel point le capitalisme a la possibilité de se développer sous des régimes non démocratiques. Dans un discours tenu en 2016, Viktor Orbán met très clairement en avant la pertinence économique de l’illibéralisme : « En tant qu’objectif pour répondre à un besoin de compétitivité économique à l’échelle internationale, l’État libéral présente un nouveau pivot identitaire, la nation dont la protection des intérêts justifierait une limitation, voire un détachement par exemple des libertés fondamentales ou de l’État de droit ». Il poursuit en considérant que le modèle libéral aurait « atteint ses limites car inadéquat au regard des défis économiques ». Oana Andreea Macovei, de l’Université de Toulouse, précise que « dans cette course mondiale de la compétitivité, l’illibéralisme aurait donc vocation à remplacer, à l’échelle européenne, l’ancien modèle ». On peut donc estimer que les tenants du capitalisme, comme ce fut le cas avec le compromis social à partir des années ‘80, considèrent que la démocratie libérale représente, aujourd’hui, un obstacle à son développement.
L’extension des idées illibérales est d’autant plus inquiétante qu’elles trouvent un allié au sein de l’extrême droite. Comme en atteste la participation au pouvoir de l’extrême droite en Autriche avec le FPÖ, ou en Italie avec La Lega qui, pour rappel, se présentait sous un cartel des droites où elle était associée à Forza Italia et la formation fasciste de Fratelli Italia.
Les propos de Marine Le Pen attestent de cette convergence. Elle qui ne cesse de vanter le nouveau gouvernement italien, où de faire montre de sympathie pour Orbán ou pour le président américain. Illibéralisme et extrême droite forment en effet un couple pervers qui met en danger les démocraties.
Dans une tribune publiée dans le journal Libération le 7 septembre 2017, le sociologue Éric Fassin allait jusqu’à associer le Président français, Emmanuel Macron, à cet illibéralisme qu’il combattait sur le terrain européen. Sans le rejoindre dans cette analyse, il est tout de même nécessaire de se questionner sur l’évolution actuelle du paysage politique français.
Par son élection, Macron a barré la route à l’extrême droite et a proposé une vision nouvelle pour l’Union européenne. Cette victoire a été rendue possible par l’éclatement des partis traditionnels et une campagne électorale durant laquelle le candidat Macron, dans un premier temps étiqueté à gauche, puis au centre, a fini par se faire l’apôtre d’une politique de droite et de gauche « en même temps » tout en oubliant cette dernière.
Ce qui caractérise ce que l’on appelle le « macronisme » est une relation quasi césarienne au pouvoir. La verticalité y est primordiale. Il y a le président puis le peuple. Entre les deux, les outils d’intermédiations sociales sont discrédités, considérés comme des legs du passé dont il faudrait se débarrasser. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment, durant sa première année de présidence, le président Macron a pris en compte l’avis des organisations syndicales. Elu largement, disposant d’une majorité absolue au Parlement, il règne en maître et marginalise l’opposition ainsi que l’Assemblée nationale tout en multipliant les attaques vis-à-vis d’une presse trop critique à son goût. Rien à voir toutefois avec les dérives d’un Erdoğan en Turquie ou d’un Trump aux États-Unis, car cela se fait dans le respect de la constitution et de l’Etat de droit. Pour autant, cela ne peut nous empêcher de nous questionner.
Cette mutation du paysage politique français est d’autant plus interpellante que les partis traditionnels semblent avoir laissé la place à des formations construites de façon très verticale, avec une personnification extrême de leurs leaders. C’est le cas pour La République en Marche, mais aussi pour La France insoumise dirigée par Jean-Luc Mélenchon. Quant au Front national, cosmétiquement rebaptisé Rassemblement national, il se résume à un nom de famille, même si la plus jeune a un temps tenté un ravalement de façade en se posant comme « Maréchal » de réserve. Idée qui pourrait resurgir à l’avenir.
Il n’est pas ici question de confondre ces formations aux programmes divers mais la forte personnalisation du pouvoir, la montée en puissance de l’exécutif face au Parlement, la mise en cause de l’intermédiation sociale ne peut que nous interpeller.
Cette courte analyse a pour seule ambition de susciter le débat, tant sur les constats que sur les évolutions. Elle doit également nous permettre de dégager des pistes de résistances, avec, au cœur de celles-ci, l’assurance d’une presse indépendante et critique, mais aussi de processus d’éducation permanente performants. Plus l’esprit critique du citoyen est aiguisé, plus ses opinions sont fines et tranchées : de celles qui permettent de peser dans les décisions qui le concernent.
[1] Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, n°76, novembre-décembre 1997
Opinion publiée dans le magazine « POUR » le 5 septembre 2018