Alors que l’Union européenne est remise en question, il est urgent de réimpliquer les citoyens dans un processus de coconstruction. Cela nécessite une écoute attentive et renouvelée de celles et ceux qui composent le « tissu européen ». Crise financière de 2008, crise de l’Euro, crise des réfugiés, Brexit, montée de l’illibéralisme, conflits commerciaux… l’Union européenne traverse une « polycrise » qui met en question sa légitimité.
Des décennies durant, le projet européen a pu bénéficier d’une « validation » relativement passive alors que peu était mis à l’œuvre pour impliquer les peuples. Les idées des partis hostiles à « Bruxelles » ont commencé à cheminer dangereusement au sein de l’Union européenne et à emporter l’adhésion croissante de nombreux citoyens. Afin de contrer ces « vents mauvais », l’Union européenne mise aujourd’hui sur les « consultations citoyennes » sur l’Europe mises en place depuis le mois d’avril et qui doivent s’achever à la fin octobre. Objectif : réaffirmer le bien-fondé de l’Union européenne en rendant la parole aux citoyens et en écoutant leurs attentes et griefs.
L’organisation de débats publics est urgente, comme le rappelait tout récemment le philosophe Jürgen Habermas qui confesse n’avoir jamais été un « défenseur conservateur de la démocratie représentative »(1) : « Car le parlement devient, comme nous le voyons précisément aujourd’hui, le bras armé d’une entreprise technocratique lorsqu’il n’est pas enraciné dans les discussions vitales de la société civile et ne reste pas en contact avec un espace public vivant ».
Revivifier les espaces transfrontaliers
Espaces de proximité, les territoires sont des hauts lieux de l’interconnexion entre acteurs de la société civile. Entreprises, syndicats, associations, milieux culturels ou scientifiques… c’est au départ des territoires que peut émerger un espace public. Par les échanges et le foisonnement d’idées au contact des réalités s’enclenche le processus délibératif, élément central d’une politisation du projet européen.
Les opportunités ne manquent pas. À titre d’exemple, le Parlement européen débat actuellement de l’évolution du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation(2). Une réforme ambitieuse permettrait de mobiliser les acteurs de terrain, de créer des dynamiques de développement et de répondre à la détresse des habitants de territoires en déclin. L’enjeu revêt d’autant plus d’importance que ces espaces constituent un terreau propice au développement de forces anti-européennes.
Il faut également revivifier les espaces transfrontaliers. Jacques Delors les qualifiait, à juste titre, de « laboratoires de la construction européenne ». À condition de les soutenir, il peut s’y développer des outils essentiels à une coconstruction européenne impliquant les citoyens. Ainsi, les comités syndicaux transfrontaliers, les comités économiques et sociaux comme celui de la Grande Région(3), les différents dispositifs transfrontaliers relatifs aux enjeux de mobilité, de santé, aux développements culturels, environnementaux, scientifiques et socio-économiques, rassemblent les acteurs de terrain et peuvent être d’une grande utilité.
Partout en Europe, au cœur de nos territoires, se développent des projets subventionnés par des fonds européens. Trop souvent, les bénéficiaires se limitent à respecter les prescrits liés au financement. En prise directe avec les réalités concrètes, ces derniers devraient pouvoir être sollicités et, partant, incarner des forces de propositions. Cela permettrait d’impliquer davantage les citoyens et de rendre ainsi plus humaine l’Union européenne.
L’entreprise est également un lieu privilégié en ce qu’elle associe de nombreuses parties prenantes de la société civile (direction, salariés, consommateurs, territoires…). Au cœur du développement économique et des mutations sociétales, sa valeur ajoutée doit être mieux prise en compte car elle participe précisément de la plus-value européenne. Le Comité économique et social européen (CESE) constitue également un outil essentiel et ses travaux doivent être davantage consultés et valorisés par les institutions européennes ; singulièrement par Parlement, représentant la « voix des citoyens ».
« Seul le dialogue permettra de définir les intérêts partagés, au-delà des préoccupations nationales, de donner une légitimité à l’Union et de renouer les liens entre l’Europe et les citoyens », comme le rappelle avec justesse Arnaud Leclerc(4), professeur de science politique à l’université de Nantes. Forts d’une nouvelle écoute, les corps intermédiaires et acteurs de terrains, peuvent devenir, depuis les territoires, les bâtisseurs de ce nécessaire espace public européen.
1) Revue Cités, n° 74, p. 135-155, 2018.
2) Le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation permet de soutenir les salariés victimes de restructurations ou de fermetures d’entreprises.
3) Le Groupement européen de coopération territoriale (GECT) rassemble des divisions territoriales allemandes, belges, et françaises et centré sur le Luxembourg.
4) Titulaire de la Chaire de philosophie de l’Europe et président d’Euradionantes.
Article paru dans la revue « Confrontations Europe » le 17 octobre 2018