Point besoin d’un long exposé pour saisir la réalité du secteur du transport dans l’Union européenne. Circuler sur la E411 entre Arlon et Bruxelles suffit amplement à en constater l’ « évolution ». Si, en dépassant les longues files de poids lourds, vous vous amusez à faire l’inventaire des plaques d’immatriculation et de leurs origines, les plaques rouges et blanches belgo-belges vont finir par vous sembler exotiques… Plus que jamais le transport international porte bien son nom. Malheureusement, il n’emprunte pas la voie d’une concurrence équitable et de conditions de travail décentes pour les chauffeurs. Que du contraire !
Petit détour instructif en soirée, sur un parking autoroutier.
Non loin d’un camion, une poêle frétille sur un petit brûleur. On hume le fumet du repas qui se prépare. Darius, chauffeur roumain, va passer « à table ». Par chance, le temps est sec et la pluie ne viendra pas battre la fenêtre de sa cabine lorsqu’il y passera la nuit. Avant de s’endormir, il partage quelques instants avec sa compagne et ses enfants. Grâce à son téléphone portable, bien sûr. Pas question de repasser à la maison. Le retour, dans le meilleur des cas, ce sera dans quelques jours, voire quelques semaines. Heureusement, la photo de ses proches est en bonne place dans son bahut et l’accompagne sur la route.
Un peu plus loin, quatre petits camions. Assis sur des blocs de bétons, les chauffeurs discutent en fumant une cigarette. La nuit, ils la passeront eux aussi dans leur cabine. Au mieux, il leur est possible de s’étendre. Au pire, les sièges feront l’affaire. La plupart du temps, pas de quoi prendre une douche, ni satisfaire au minimum d’hygiène. À voir cela, on pense aux temps de Zola.
Ces petits camions sont vecteurs d’une incroyable dégradation : celle des conditions de travail des chauffeurs. De plus, ils constituent un grand danger pour la sécurité routière : pas de tachymètres, pas de limites pour les heures passées au volant, pas de règles de sécurité, ni de contrôles sur la cargaison. Faudra-t-il une catastrophe pour qu’une législation interdise enfin ce type de pratique ? Tout transport à vocation commerciale devrait être soumis aux mêmes règles ; et ce quel qu’en soit le tonnage.
La libre circulation fait partie des principes fondamentaux de l’Union européenne. Il s’agit là d’un indéniable progrès : pouvoir circuler librement, ne plus connaître de barrières aux frontières. Il faut favoriser cette mobilité. En soi, la diversité des immatriculations des camions n’est pas une mauvaise chose. Par contre, ce qui est de plus en plus problématique, c’est cette mobilité débridée, insuffisamment encadrée. En l’absence d’une réelle régulation, nous assistons, impuissants, au développement d’une concurrence sauvage qui oppose les entreprises entre elles en donnant l’avantage au « moins-disant » social ; à celle qui proposera les prix les plus bas. La conséquence : l’impossibilité pour les entreprises qui respectent des conditions de travail et des salaires décents de rester concurrentielles. Cette concurrence tire les conditions de travail vers le bas. Elle conduit à une véritable régression sociale. Comment en effet obtenir un marché quand les concurrents travaillent avec des salaires nettement inférieurs au salaire minimum ? Comme dans les autres secteurs, le mauvais emploi en vient à chasser le bon. Les conséquences sont désastreuses : fermetures d’entreprises en cascade, pertes d’emplois, dégradation des conditions de travail et, in fine, augmentation du danger sur nos routes.
Cette semaine, en session plénière à Strasbourg, le Parlement européen a majoritairement rejeté une proposition de réforme des règles de transport. Et pour cause, celle-ci aurait conduit à augmenter le temps de travail des chauffeurs, à diminuer leur temps de repos, et à légaliser les nuits dans la cabine.
Une majorité de députés, dont je suis, a entendu les préoccupations des Syndicats européens des salariés du transport (EFT). Ce vote ne s’est pas fait sans débat. Il a même profondément divisé les groupes politiques en leur sein.
Certains estiment que ce vote est l’expression d’un retour au protectionnisme, d’un nationalisme voire de l’égoïsme de pays qui « profitent d’un niveau de vie plus important ».
Les chauffeurs des pays plus à l’Est ou plus au Sud de l’Union sont les bienvenus mais il va de leur propre intérêt qu’ils bénéficient de conditions de vie décentes. La concurrence intra-européenne doit se faire sur une base équitable et non en favorisant les conditions d’une concurrence sauvage.
Ce vote exprime en creux l’opposition entre le projet d’une Europe néo-libérale et celui d’une Europe sociale. La commission « Transport » du Parlement européen va devoir revoir ses propositions. Espérons que cette révision permette l’émergence d’une législation européenne compatible avec un nécessaire « Fair Transport Europe[1] ».
[1] Transport européen équitable