Ce matin, c’est en gare de Sedan que je me trouve afin de prendre le TGV en direction de Paris pour y participer à une conférence-débat consacrée au dialogue social européen. Il était un peu plus de 5h et la nuit s’égrenait encore lorsque j’ai pris la route depuis Bertrix pour rejoindre le Grand Est. Un peu de stress avant d’arriver, craignant de perdre du temps pour me garer, mais sur place, le parking est encore à moitié vide. Je suis à l’heure. La petite musique caractéristique de la SNCF retentit et mon train est annoncé.
Sur le quai, quatre ou cinq personnes patientent. Mais bientôt, les regards se font interrogatifs et je sens poindre chez les uns et les autres une certaine inquiétude. Le train serait-il en retard ?
De l’autre côté du quai, le chef de gare nous interpelle : le train n’est pas en retard… il est supprimé. Nous nous empressons de le rejoindre et les questions fusent autant que les complaintes. Le jeune homme, sympathique au demeurant, semble désolé mais bien démuni face aux demandes pressantes des voyageurs. C’est qu’il a appris cette suppression à l’instant et sans plus de précisions.
Dans le groupe, un jeune en survêt’, sac au dos, se montre particulièrement excédé. Pour lui, cette annonce tombe comme une condamnation. Sans emploi, il « monte » à Reims pour y passer un examen de recrutement. En retard, il ne sera tout simplement pas admis. Des mois qu’il attendait ce rendez-vous. La suppression du train aura pour douloureuse conséquence de reporter d’un an la chance de décrocher ce poste qu’il convoitait. En restant calme, il prend la peine d’expliquer la situation au chef de gare, sans lui en vouloir d’ailleurs, mais en exprimant son amère déception.
Le chef de gare saisit alors son téléphone pour tenter de trouver une solution, en faisant dépêcher un taxi sur place au plus vite. Malheureusement, il lui est répondu que cela ne sera pas possible. Ce matin, le constat se fait aussi froid que le climat : la chance se refuse à sourire.
Se confondant en excuses, le chef de gare, déconfit, redirige les voyageurs restants vers un autre train, qui arrivera dans un peu moins d’une heure.
Sur le quai, un train aux portes closes est en attente. Le chef de gare me rejoint alors et nous entamons la conversation. Cette situation est-elle fréquente ? Sa réponse est sans équivoque : oui. « Cela arrive souvent. Des trains sont supprimés et la SNCF ne prend même pas la peine de nous en avertir. À nous ensuite de gérer comme on le peut le mécontentement des voyageurs… » En quelques mots comme autant de soupirs, on devine là toute sa démotivation. Sa déception aussi. D’ailleurs, sa « petite gare de Sedan », il pressent qu’elle ne tardera pas à être fermée. Désormais, à la SNCF, c’est la rentabilité et le business qui comptent ; la notion de service au public s’est, semble-t-il, perdue en chemin…
C’est écrit, « Ils vont supprimer les petites lignes. », ajoute-il, dépité. Comme si la France s’arrêtait après Reims. Passé Charleville, c’est le bout du monde. Une région oubliée. « Les grèves, on en a fait plusieurs ! Mais, vous savez ici, ce n’est pas comme en Belgique… Il n’y a pas assez de syndiqués, puis faire grève, ça coûte cher et on ne peut pas se le permettre. Avec 1600 € par mois, les primes, les services qui commencent très tôt ou se terminent très tard, on en vient à se demander pourquoi on travaille… »
Cet employé de la SNCF habite à quelques dizaines de kilomètres de là. Dans la région, la plupart des entreprises ont mis la clé sous la porte. Une alternative lui a bien traversé l’esprit : partir. « Peut-être, mais il faudrait vendre la maison et dans le village, elles sont déjà nombreuses sur le marché. J’ai contacté une agence immobilière il y a six mois… Six mois sans la moindre offre. »
Il m’explique aussi combien la vie est difficile au village. Depuis que les entreprises du coin ont fermé, de nombreux habitants vivent du RSA, le revenu minimum. Et, malgré son travail, au bout du mois, il ne lui reste guère plus qu’eux. Ces autres « qui ne font rien et qui, en plus, font du bruit »… Des comportements qui dérangent.
La fracture sociale ne sépare pas les très riches des très pauvres, non : il n’y a pas de riches ; il y a d’un côté ceux qui sont exclus de la société et se débrouillent avec leurs allocations et de l’autre, ceux qui partent travailler chaque jour avec la peur de perdre leur job. Le village est comme coupé en deux.
Dans le train, je préviens les organisateurs de la conférence de mon retard, mais mon esprit est resté à quai. Dans cette scène de vie quotidienne, il y a toute la désespérance. Celle de ces jeunes qui ont envie de vivre et de travailler au pays et cherchent inlassablement un job, celle d’une région rurale qui se sent oubliée, et puis celle des voyageurs dont les trains ne passeront bientôt plus, et des agents de la fonction publique qui, bien que convaincus de la plus-value de leur mission de service à la population, se retrouvent seuls et démunis face aux utilisateurs mécontents.
Des villages de France où, comme à d’autres endroits que l’on connait, les moins privilégiés s’opposent aux plus pauvres, car la paupérisation des territoires rend le quotidien et la vie commune de plus en plus pénibles.
L’on s’étonnera encore de la montée de forces rétrogrades comme l’extrême droite, mais nous aurons beau y opposer de beaux discours depuis Paris ou Bruxelles : le nécessaire renforcement de la démocratie gangrénée par les « populismes » n’aura de sens que lorsqu’on se penchera sur ces territoires trop longtemps délaissés, et que l’on cessera de sacrifier le service public sur l’autel de la compétitivité.